Le Petit Braquet
 
- Chronique n° 97 - Champion Albert
 
 

 

Coup de chapeau à

 

 

SUITE / chapitre VI

 

 

 

 

6 - Le dernier combat

 

Durant le mois de février 1903, Albert  annonce qu’il met fin à sa carrière de coureur cycliste pour se consacrer à la course automobile et également pour assurer au mieux la promotion de la marque Clément dont il est le nouveau représentant pour les Etats-Unis.Le partenariat entre les deux hommes n'est pas surprenant. Ils se connaissent depuis près de dix ans. Albert Champion avant de courir pour la marque, a si l'on en croit ce qui déclara bien plus tard au journal « The Sun » en date du 7 janvier 1917, été garçon de course pour la maison Clément. Adolphe Clément a toujours cherché à promouvoir sa marque par le sport. Il était persuadé, que pour toute discipline sportive concernant son entreprise : bicyclette, tricycle, moto, automobile… les victoires acquises en compétition par les coureurs maison constituaient la meilleure des publicités. En France, Fernand Charron, Pierre Jiel-Laval, Louis Cottereau, Georges Cassignard, Paul Guignard, Jules Dubois, Paul Médinger, Auguste Stéphane, Albert Champion et bien d’autres roulèrent à un moment ou un autre de leur carrière sur des bicyclettes Clément. Ces coureurs apportèrent de nombreux records et victoires prestigieuses, à la marque dont Bordeaux-Paris en 1892 et 1893. Adolphe Clément ne pouvait qu'être intéressé par le profil d'Albert Champion, un grand stayer, passionné de mécanique, ayant réussi le tour de force de s'imposer en Amérique. Le caractère entier, fonceur et déterminé d'Albert Champion avait également tout pour séduire ce self made man qui lui aussi était passé par la compétition avant de faire fortune en fabricant des bicyclettes et en acquérant l’exclusivité de fabrication pour la France du brevet de John Boyd Dunlop (pneumatique à air avec valve).Pour Albert Champion, cette mission de promotion de la marque Clément, constitue une vraie opportunité. Lui, le gamin de Paris, issu d’un milieu très modeste, est maintenant un homme connu et respecté. Il parle désormais suffisamment l’anglais pour qu’une prestigieuse marque française de cycles et automobiles, lui confie la lourde tâche de la représenter sur le territoire américain. Cette fonction qui lui permet déjà de réfléchir à sa future reconversion, va également lui offrir la possibilité de se constituer un vaste carnet d’adresses et de rencontrer des personnages importants de l’industrie automobile américaine.

Champion test driving a new two-cylinder Clement Gladiator motorcycle inside the US Customs warehouse in New York after the machine arrived by ship from Paris. The square box on the motorcycle, between the front wheel and the engine, is the gas tank..

Photo courtesy of Gary McCoy.

Champion testant une nouvelle motocyclette Clement Gladiator deux cylindres à  l'intérieur de l'entrepôt douanier américain à  New York après que la machine est arrivée par bateau depuis Paris. La boite carrée, sur la moto, entre la roue avant et le moteur est le réservoir de gaz.

« The Minneapolis journal », 20 Mars 1903

Alors que toutes ses activités pourraient largement suffire à occuper la vie d'un homme, elles ne contentent pas Albert Champion. Depuis son plus jeune âge, c'est un homme hyper actif et visiblement il n’a jamais assez de travail pour remplir ses journées. Il s’impose encore et toujours un rythme effréné. Pour lui, la vie est dans le mouvement, il ne sait pas s'arrêter, alors pour corser un peu plus son emploi du temps, il accepte en juin 1903, de devenir durant toute la saison, l’entraîneur (the pacer) d’un de ses plus farouches adversaires, depuis qu’il roule sur les pistes américaines : Georges Leander. Albert apprécie les qualités de Leander et entre les deux hommes, il y a beaucoup de respect et de connivence.

En 1903, Albert Champion donne donc la priorité aux courses de moto. Il espère réussir une saison spectaculaire qui lui permettrait d'aller vers ce dont il rêve désormais : la course automobile. En ce domaine, les compétitions sont encore relativement rares et l'ensemble commence seulement à se structurer. C'est en mars 1902 qu'est fondé sur le modèle de l'Automobile Club de France, The American Automobile Association Racing Committee. Le premier meeting organisé par l'AAA s'est déroulé le 30 mai. 1903, lors du Memorial Day. En ces temps héroiques, la course automobile demeure d'abord une affaire de gentlemen passionnés et fortunés qui s'essaient, parfois au péril de leur vie à ce nouveau sport. Albert a certes gagné beaucoup d'argent durant les deux dernières saisons mais il n'a pas les moyens d'acheter un véhicule de compétition et de tenter seul l'aventure. Pour atteindre son objectif, il se doit de se faire remarquer lors d'épreuves motos dans le but de séduire un constructeur à la recherche d'un pilote de course. Pour parvenir à ses fins, il recherche une moto ultra performante et il se tourne tout naturellement vers son patron, Adolphe Clément qui propose dans son catalogue une machine Gladiator ultra puissante. Un quatre cylindres de type V-Twin développant quatorze chevaux. Le système Vtwin a l'avantage d'abaisser le centre de gravité de la machine, ce qui pour tourner sur une piste présente un indéniable avantage.

Pour Albert cet achat est un gros investissement. En incluant les frais de transport c'est au total un budget d'environ 1500 dollars.

La moto qu'il a commandée est extrêmement puissante mais elle est également lourde et d'un maniement difficile. Albert constate dès les premiers essais que pour exploiter au mieux les capacités de ce monstre il va devoir s'astreindre à de longues heures de pratique. Comme à chaque fois qu'il décide quelque chose, Albert Champion met tout en œuvre pour atteindre ses objectifs. De retour dans la région de Boston, il loue pendant quelques temps le vélodrome de Charles River Park afin de s'entraîner dans les meilleures conditions. Il entend ainsi acquérir les automatismes nécessaires pour faire corps avec sa machine et en tirer le maximum. Il travaille notamment les trajectoires et le cadencement des changements de position qu'il doit faire à chaque entrée et à chaque sortie de virage. Compte tenu de la vitesse à laquelle il tourne, on peut considérer qu'il encaisse à chaque virage l'équivalent de trois fois son poids. Pour le traduire dans le langage des pilotes de chasse, cela représente 3 G.

1903 sera donc une année consacrée à la moto et là encore, Albert Champion ne fait pas dans la demi-mesure, accrochant de nombreux records à son palmarès. Sur son vélo, Albert Champion avait démontré d'indéniables qualités de pilote, sachant flirter avec les limites pour trouver les meilleures trajectoires et atteindre la plus grande vitesse possible. Sur des pistes qu'il connaît, avec des machines dont il participe à l'évolution technique, quasiment depuis leur arrivée dans les vélodromes, les résultats pour spectaculaires qu'ils soient, sont d'abord l'aboutissement d'un long et rigoureux travail. La progression d'Albert est impressionnante. Le 11 juillet, sur la piste de Charles River Park, il porte le record du mile à 1 minute, 5 secondes et 4/5. Sept jours plus tard, sur la même piste, il pulvérise son record d'exactement 7 secondes!!!

 

The Saint Paul globe, 19 Juillet, 1903

 

Depuis longtemps, Albert Champion a annoncé qu'il réussirait à descendre le record du mile en dessous d'une minute mais dans sa quête il est devancé par Barney Oldfield qui, le 20 juin 1903, au volant d'une voiture appelée 999 dessinée par Henry Ford, réalise 59 secondes et 3/5.

 

Quand il se sent enfin prêt, Albert Champion fait inclure sa tentative dans un programme d'épreuves se déroulant sur le vélodrome de Charles River Park. Il demande la présence d'un chronométreur officiel et prévient la presse de sa tentative de record. Finalement rien ne vient cette fois ci contrecarrer ses plans et le 18 juillet 1903, il réalise le temps canon de 58 secondes et 4/5, soit 98,51 kilomètres/heure, devenant ainsi le motocycliste le plus rapide du pays.

Une curieuse histoire intervint quelques jours plus tôt lors d'un meeting au Coliseum de Washington. Racontée par la revue « The Bicycling World and Motorcycle » en date du 18 juillet 1903 et confirmée par la biographie du champion américain (Life In The Slipstream: The Legend Of Bobby Walthour Sr d' Andrew M Homan), elle illustre les rapports pour le moins singuliers qui unirent les deux meilleurs pacers résidant sur le sol américain : Robert Walhtour et Albert Champion.

Bobbie Walthour n'était pas comme Albert Champion pilote de moto et la mécanique ne l'intéressait pas, il faisait en ce domaine totalement confiance à ses entraîneurs préférant se concentrer sur son entraînement et sur ses courses. Ce jour là, alors qu'il attendait l'arrivée de Charles Turville qui devait l'entraîner, il éprouva pourtant l'envie d'essayer la magnifique et surpuissante machine d'Albert Champion qui était garée dans le stand à coté du sien. Albert était là non pas en tant que stayer mais en tant qu'entraîneur de Georges Leander. Quand il entendit le bruit reconnaissable entre mille de sa machine, il se précipita à moitié nu sur la piste en maudissant l'emprunteur. Walthour heureux de son coup, lui répondit par un grand sourire moqueur. Mais au bout de quelques tours, alors qu'il jugea que la plaisanterie avait assez duré et qu'il avait vu ce qu'il souhaitait, il s'aperçut que la manette sensée contrôler l'accélération était bloquée et que la machine prenait doucement mais sûrement de plus en plus de vitesse. Quand Albert et les autres pilotes comprirent qu'il y avait un problème, tous s'inquiétèrent pour Walthour et certains l'invitèrent par de grands gestes à sauter de la machine avant qu'il ne soit trop tard. Pour Albert, cela signifiait à coup sur la perte de sa Gladiator ce qui n'était pas envisageable. Après quelques instants de réflexion, toujours à moitié nu, il se jeta sur la machine de l'entraîneur de Nat Butler et se lança à la poursuite de Walthour. Petit à petit, au fil des tours, il réussit à rattraper Walthour. Parvenu à sa hauteur, quand il fut sur qu'ils allaient tous deux exactement à la même vitesse, il se rapprocha le plus près possible et tel un équilibriste, il se pencha pour atteindre la commande permettant de couper les gaz. Walthour l'avouera par la suite, il avait eu très peur et jamais plus il ne remonta sur une moto. Albert Champion quand à lui, fut chaudement félicité par les autres pilotes et coureurs.

Habitué des pistes, Albert apporte modestement, de par ses observations et ses exigences en tant que stayer mais aussi en tant que pilote, son grain de sable à la progression technique des machines. L’augmentation rapide de la puissance des moteurs ne lui fait pas peur, bien au contraire car il maîtrise parfaitement son sujet. Passionné de vitesse, il n'a qu'une seule envie : aller toujours plus vite. Néanmoins, il est tout à fait conscient des risques de plus en plus importants que prennent les stayers et les pilotes. Il y a entre ces hommes qui savent, les uns et les autres, que chaque course peut être la dernière, beaucoup de solidarité et de respect. Ils sont tous embarqués dans la même galère et quand l’un d’entre eux y laisse sa peau, ils ne rechignent jamais à monter sur leur machine afin de collecter des fonds pour aider les proches du défunt ou tout simplement pour lui rendre hommage. Le meeting du 2 septembre auquel participe Albert Champion, à Boston, a pour but de lever de l’argent afin de construire un monument en mémoire d’Harry Elkes, disparu tragiquement en course le 30 mai 1903. L’idée de ce mémorial avait germée dans l’esprit de collègues d’Harry Elkes, eux aussi coureurs de demi-fond et le projet ayant été accueilli très favorablement, avait été soutenu par la Fédération Américaine de Cyclisme (NCA).

Le 2 septembre, lors du meeting dédié à Harry Elkes, Albert Champion améliore encore le record du mile et cette fois il dépasse largement les 100 kilomètres à l’heure, en parcourant le mile en seulement 56 secondes. Il réussit cette magnifique performance devant 15 000 spectateurs sur la piste « Charles River Park » de Cambridge qu'il connaît sur le bout des doigts. Cette piste de Charles River Park est probablement une des plus rapides des USA et de nombreux records y sont battus au début du XXème siècle. Construite en 1896, dans une période ou l'engouement du public pour le sport cycliste était au plus haut, la piste était située à proximité des ateliers de production de la Waltham Manufacturing Company, le premier employeur d'Albert sur le sol américain. La ville de Cambridge, qui est également le siège de la célèbre université de Harvard, est située sur la rivière Charles au nord ouest de Boston. La proximité avec la capitale du Massachusetts qui ne possède pas de piste sur son territoire, fait que l'on retrouve bien souvent écrit dans les journaux de l'époque que la piste de Charles River Park est sise à Boston.

Avant le départ, Albert prend la parole au mégaphone. Ce qu'il dit en quelques mots à la foule résume parfaitement sa conception de la vie :

« I'm going to try, and try hard. I am here for business, and I intend to do as I always do, whetherin a race or not - do the best I can and risk my neck to the limit in order to get the best results. »

Je vais essayer et essayer dur. Je suis ici pour les affaires et j'ai l'intention de faire comme je le fais toujours que ce soit dans une course ou non - faire de mon mieux et risquer mon cou à  la limite afin d'obtenir les meilleurs résultats.

Cette performance fait donc d'Albert l'homme le plus rapide du continent sur moto mais l'homme le plus rapide toutes catégories confondues demeure Barney Oldfield qui, au volant d'une Ford 999, a réussi 55 secondes et 4/5, le 26 juillet sur la piste de New York, the Empire City Race Track.

Le 7 septembre, lors de la réunion de clôture de la saison, au vélodrome Charles River Park, il égale son record mais cela ne lui suffit pas. Il ne veut pas attendre le printemps suivant pour devenir l'homme le plus rapide du pays. Il s'était fixé ce titre honorifique comme objectif de sa saison et  dans son esprit, il ne peut pas et il ne veut pas s'arrêter sur un échec. Alors avec la ténacité qui sera toujours sa marque de fabrique, il décide de se remettre en selle une dernière fois avant que le rideau tombe. Surnommé parfois le français volant, « the flying french », Albert Champion, comme sur son vélo, est un pilote adroit, et audacieux qui jongle en permanence avec les limites. Il est d’autant plus à l’aise pour le faire qu’il participe à la préparation de sa machine qu' il connaît absolument par cœur. La mécanique le passionne et il y passe beaucoup de temps. Pour lui, cela fait partie du job. Ce soir là il va montrer à tous qu'il n'est pas seulement un pilote talentueux  mais qu'il a aussi des mains d'or. Il effectue une ultime mise au point du carburateur de sa moto et à la nuit tombante, il revient sur la piste. Grâce à ses derniers réglages il réussit le temps canon de 55 secondes et 2/5. Il est désormais le pilote sur piste le plus rapide des Etats Unis. Albert est serein. Il a atteint son objectif. Il est fier du travail accompli et il peut préparer tranquillement la saison 1904.  L’événement ne passe pas inaperçu et il est largement commenté dans la presse spécialisée. Son nom circule dans le milieu et il reçoit quelques jours plus tard un télégramme de la firme Packard. Les nouveaux dirigeants qui viennent de racheter la marque à son fondateur, souhaitent qu'il rencontre Sidney Waldon, le manager et Harry Cunningham le pilote de leur nouveau modèle de course : the Gray Wolf dont ils espèrent beaucoup. L'objet de cette rencontre est d'envisager l'intégration d'Albert en tant que second pilote de course.

Dès qu'il en eut connaissance, Albert Champion demanda à ce que le rendez vous, puisse être reporté car le même jour, il doit disputer la finale du championnat des Etats Unis de demi-fond face à son meilleur ennemi Bobby Walthour qui est probablement alors l'un des meilleurs spécialistes mondiaux .

Dans la personnalité d'Albert, il y a quelque chose de profondément paradoxal. Autant sa ténacité et sa force morale sont sans faille quand il se fixe un objectif sportif ou professionnel, autant il se montre versatile quand il s'agit de la conduite de sa carrière. Après avoir annoncé, comme il le fera à plusieurs reprises, qu'il arrêtait la compétition cycliste,on retrouve à nouveau son nom dans les résultats sportifs à partir du mois de septembre 1903. Comme à chaque fois, son amour pour la petite reine a fini par prendre le dessus. Il est intimement persuadé qu'il a toujours la capacité d'être parmi les meilleurs. Dès les premières courses, il est apparu en grande forme, signe qu’il a probablement repris l'entraînement depuis de longs mois ou qu'il n'a jamais cessé de s'entraîner. Avec 6 victoires pour 8 compétitions, il a très peu couru cette saison mais il a battu Walthour à trois reprises. Leur dernière rencontre avant cette « finale » a lieu sur la piste du Coliseum d'Atlanta le 17 septembre. Albert Champion emmenée par Jed Newkirk est battu dans les deux manches par Walthour superbement entraîné par Gus Lawson. Albert est victime d'une chute dans le premier mile de la première manche alors qu'il roule déjà à la vitesse de 40 miles. Malgré quelques contusions, il ne semble pas avoir trop souffert de l'incident et Bobbie Walthour devant une foule totalement acquise à sa cause, doit s'employer pour battre le français. De cette rencontre le public et la presse retiendrons d'abord la belle accolade prodiguée par Albert Champion à son adversaire. Ce geste d'une grande sportivité illustre bien le grand respect qui existe entre les deux hommes.  Albert est un homme orgueilleux et tenace dans tout ce que cela peut avoir de positif. Il puise dans la défaite du 17 septembre contre le champion américain, la motivation pour se dépasser et il se paie le luxe d'une revanche éclatante en disposant de Bobbie Walthour,  pour le titre honorifique de Champion des Etats-Unis de demi-fond. Albert Champion décroche cette victoire après bien des péripéties. Ayant tous les deux 3 victoires, Walthour et Champion se rencontrent pour une dernière manche qui doit décider du titre de champion de demi-fond au début du mois d'octobre. Les deux hommes qui comme nous l'avons dit se respectent et s’apprécient, décident par souci d’équité que leur duel aura lieu sur une distance de 20 miles et qu’en cas d’accident durant les 10 premiers miles, la course sera suspendue en attendant la réparation de la machine défectueuse.

Au cours du neuvième mile, une des machines est victime d’une panne très sérieuse. Au bout de quelques minutes, il semble certain qu’il ne sera pas possible d’effectuer la réparation avant la fin de la soirée alors les deux hommes décident de s’affronter seuls, sans entraîneur sur la distance d'un mile. A ce petit jeu, où la pointe de vitesse et l’intelligence tactique sont indispensables c’est finalement le coureur français qui s’impose d’une demie roue.

The Evening star, 2 Octobre 1903

Pour durer dans le monde du demi-fond tout comme dans les courses d’automobiles ou de motocyclettes, il faut bien évidement être un excellent pilote mais il faut également avoir de la chance pour échapper aux accidents de plus en plus nombreux qui émaillent les épreuves. La vitesse des machines, ayant comme nous l’avons déjà évoqué, fortement progressé en quelques années de nombreuses pistes sont désormais inadaptées du fait de leur taille ou de leur revêtement. De nombreux stayers mais également des pacers (pilotes des engins d’entraînement) vont perdre la vie en quelques années sur les pistes européennes et américaines. Albert Champion a jusqu’à présent eu la baraka. Il a échappé miraculeusement à plusieurs accidents et aucune de ses nombreuses chutes ne l'a éloigné très longtemps des vélodromes mais en ce 31 octobre 1903, la chance va l’abandonner. Comble de l’ironie, lui qui avait évité tous les dangers sur deux roues, va être victime d’un grave accident pour sa première participation à une meeting automobile sur la piste de Brighton Beach, dans le quartier de Brooklyn à New York. En ce début de XXème siècle, les courses automobiles dans le pays, ont lieu sur piste. Le réseau routier américain est à l'époque beaucoup moins développé que celui de la vieille Europe et peut être faut il voir là, la raison de l'utilisation des pistes des hippodromes comme champ de course. Les vélodromes, sont, à juste titre; jugés trop petits pour accueillir un nombre suffisant de voitures. Les pistes des hippodromes sont engazonnées mais ce qui est idéal pour des chevaux ne l'est pas forcément pour des courses automobiles.

 

 


Les constructeurs américains sont alors technologiquement en retard par rapport à leurs homologues Européens et la Packard, Gray Wolf (on trouve indifféremment les deux orthographes Gray ou Grey Wolf) que pilote Albert Champion est le tout premier modèle de compétition de la marque. Il a été conçu en 1903, par Charles Schmidt, un ingénieur français de 34 ans qui auparavant a exercé ses talents, dans les usines Mors à Paris. Charles Schmidt sera d'ailleurs l’un des premiers à piloter sa machine en compétition et il réussira quelques performances remarquables notamment en s'appropriant le 3 janvier le record du mile avec une moyenne de 77 miles (environ 123 km / heure).

Packard, la firme de James Ward Packard dont nous reparlerons et les autres marques Américaines, se démènent pour rattraper leurs concurrents mais les machines européennes demeurent encore supérieures à celles du nouveau monde, comme en témoigne les résultats du meeting lors duquel Albert Champion sera victime d'un accident.

Les deux machines françaises, une Renault 30 pilotée par Maurice G. Bernin et une Darracq 40 au volant de laquelle on trouve Frédéric A. LaRoche s’imposent dans toutes les épreuves du meeting auxquelles elles sont engagées.

C'est tout d'abord Harry Cunningham, pilote attitré de la marque, qui est aux commandes de la Packard Gray Wolf. Sur un circuit en mauvais état, la voiture qui est beaucoup plus légère que ses adversaires (Charles Schmidt a beaucoup travaillé sur le poids afin de rendre la machine compétitive) manque d'adhérence. Cunningham constate également que les freins ont tendance à traîner et qu'ils manquent de souplesse. A l'issue d'une course de 15 miles, où il a été doublé à deux reprises par Maurice G Bernin, le pilote Renault, Cunningham déclare que, sur ce circuit, la conduite du Gray Wolf est trop dangereuse et qu'il ne participera pas aux compétitions suivantes. Les responsables de Packard, qui avaient engagé la voiture dans plusieurs autres épreuves du meeting, ne souhaitent pas se retirer et ils proposent alors à Albert Champion de prendre le volant. Pouvait il réellement refusé une telle opportunité, lui qui en rêvait depuis plusieurs années ? Il avait bien évidemment tout à gagner à accepter, ce qu'il fit sans hésiter. The Washington Times, en date du 1er novembre 1904, affirme quand à lui que c'est Albert qui s'est porté volontaire pour prendre le volant mais cela n'a finalement que peu d'importance. Les deux parties avaient intérêt à ce que the Gray Wolf soit au départ des différentes épreuves. Harry Cunningham prit soin d'avertir le pilote français des dangers qu'il allait rencontrer sur la piste et du très mauvais freinage de la voiture dans de telles conditions.

Le début de la première course confirme les qualités exceptionnelles de pilote de Champion qui tourne au moins aussi vite que Cunningham qui est pourtant habitué à conduire the Gray Wolf. Après une première épreuve de 10 miles qui constitue pour lui un véritable galop d'essai, Albert Champion impressionne en terminant deuxième sur quatre dans une course de 5 miles. La troisième épreuve à laquelle il participe, est une course poursuite ouverte à toutes les catégories. C'est dans cette épreuve à un moment où Albert n'était pas au contact d'un de ses adversaires que le drame est intervenu.

 

 

Albert Champion est une personnalité connue et l'accident dont les origines paraissent peu claires fait beaucoup de bruit. Des voix s’élèvent immédiatement pour affirmer qu'il a commis une faute de pilotage et qu'on ne peux s'improviser ainsi pilote et prétendre se battre au plus au niveau sans risque.

En effet si l'on en croit le « Washington Times » en date du 1er novembre 1903, Albert Champion se serait porté volontaire pour conduire un véhicule dont le pilote attitré s'était retiré suite à un défaut constaté au niveau de la direction. Tout cela peut paraître surprenant car cela ne correspond pas au comportement habituel du coureur français. Certes il est casse cou, il aime prendre des risques mais comment imaginer qu'un homme, qui, habituellement attache un soin tout particulier à la préparation de sa machine, puisse se lancer au volant d'un véhicule quand le pilote habituel refuse pour des raisons de sécurité, de s'engager. Ce n'est pas de la témérité mais pure folie et cela ne correspond pas, me semble-t-il, au caractère d'Albert Champion.

« The Sun » et « the New York Daily Tribune » proposent dans leur édition du 1er novembre 1903 une relation des faits qui ne met pas en cause la responsabilité directe du pilote français. Cette version sera, plus tard corroborée, par les principaux protagonistes : Cunningham n'a pas voulu prendre le départ en raison de l'état de la piste mais cela n'était pas un motif suffisant pour arrêter un homme comme Champion. Au contraire, peut être a t-il cru en sa bonne étoile et pensé qu'avec des conditions difficiles, il aurait plus de chance de montrer ses talents de pilote.

Accident lors des courses d'automobiles
_______________
Le coureur Albert Champion plonge à travers la clôture.
_______________
La cuisse de Champion mal cassée
La rudesse de la piste.
Un autre homme passe à travers la clôture, mais il est sorti indemne
Bon sport sur la piste de Brighton Beach

_______________


Un long après-midi d'intéressantes courses automobiles sur la piste de Brighton Beach, sous les auspices du Long Island Club Automobile, a été gâché hier par un accident sensationnel dans lequel Albert Champion, célèbre en tant que cycliste, s'est écrasé contre la clôture de la piste et souffre de blessures susceptibles de le laisser paralysé et mutilé à vie. Il y eut aussi un deuxième accident dans lequel un autre homme dont la voiture est passée à travers la clôture, n'a pas été blessé.
L'accident de Champion s'est produit à 17 h 30 heures, lorsque la huitième épreuve du programme, une course poursuite illimitée, a démarré, et qu'il commençait à faire sombre. Il y avait trois voitures dans la course positionnées pour un départ arrêté à des points situés à égale distance sur la piste. Champion, qui s'était porté volontaire pour conduire la voiture de Henry Cunningham une Packard de 25 chevaux, surnommé le «loup gris», était positionné à un point situé près du poteau indiquant les 3/4 du tour. La voiture de GT Brokaw était placée sous la banderole, et celle de F. A. La Roche était positionnée sur la ligne droite arrière à un point situé entre ces deux.
Champion avait fait à peu près un tour de piste alors que les deux autres véhicules avaient déjà gagné sur lui, quand dans le tournant sa voiture a semblé dévier brusquement et plonger à travers la lourde clôture de la pelouse intérieure. Il y eut un instant de confusion parmi les trois ou quatre mille spectateurs, qui se levèrent et restèrent bouche bée, fixant l'endroit sur le gazon à un quart de mile de là, où une foule se rassemblait et la course était oubliée. Les deux autres voitures dans la course passèrent près de la scène de l'accident peu de temps après, et peu après ils repassèrent à nouveau .
Puis la voiture de Brokaw a rattrapé l'autre et la course fut terminée. Personne ne se souciait de ce résultat. Etendu sur le gazon du Steeplechase, à une vingtaine de pieds de la clôture et près d'une centaine de pieds de sa voiture de course abandonnée, Champion gisait inconscient, avec sa hanche droite et la cuisse couverte de sang. Il a rapidement repris conscience, et demeura allongé silencieux tandis que des médecins au milieu des spectateurs stoppaient la circulation du sang et attachaient la jambe dans des attelles d'urgence en attendant l'arrivée des chirurgiens de l'hôpital et d'une ambulance.
Les médecins ont dit qu'il s'agissait d'un mauvais cas de fracture ouverte de la cuisse. L'os a été écrasé et il a percé la chair. Aucune opinion positive ne pouvait être donnée et il était à craindre que l'amputation soit nécessaire. Champion a été emmené au Kings County Hospital.
La voiture de Champion est couchée au sol, avec son capot gris, à une centaine de pieds de l'endroit où on a retrouvé Champion, et pourtant le siège où il était assis était baigné de sang sur sa partie droite . Un morceau de la palissade d'un pouce d'épaisseur était coincé à travers une brèche dans la pointe gris métal du capot. Les roues avant étaient au sol, les rayons de la roue droite étant cassé net au niveau du moyeu. Il s'agissait de roues à rayons. La clôture à travers laquelle la machine était passée, offrait un aspect particulier.
Deux poteaux situés à environ dix pieds de distance ont été déterrés de leur trou, et la planche du rail central, a été arrachée sur une vingtaine de pieds, mais le rail du haut de la clôture était toujours debout. Ceci montre que Champion devait avoir vu le danger qu'il courait et qu'il a été assez rapide pour baisser la tête de sorte que la machine de course très basse est passée sous le rail supérieur. Sa blessure a été causée par la collision avec le poteau et le rail inférieur. On ne sait pas si la roue avant, s'est brisée alors qu'il était en train d'éviter le poteau, ou si la voiture a heurté une bosse et le pilote a perdu le contrôle alors que la roue avant était en l'air. Les opinions diffèrent. Les marques de roues sur la piste ont montré que la voiture n'a pas dérapé beaucoup, et qu'elle roulait près du poteau, maintenue à proximité par le conducteur. Cunningham, dont c'était la voiture, a blâmé la piste grossière et a dit qu'il avait refusé de conduire la voiture parce qu'il pensait la piste dangereuse. D'autres pensent que la roue avant s'est cassée alors que la voiture était secouée par le virage.
Champion est un Français qui est dans ce pays depuis environ trois ans, courant les courses de demi-fond et les épreuves de motocyclettes. Lors de la dernière fête du travail (Labor Day), il a établi le record du monde du mile en 55 secondes pour une bicyclette à moteur sur la Charles River Track. De lui on dit que, une fois quand des amis sont venus le voir après une chute sévère sur une piste de vélodrome, alors qu'il allait à près d'un mile à la minute, il a expliqué aux demandeurs «Que pensez-vous Que je sais pas comment tomber, hé? Je ne suis pas blessé. Je tombe et je fais la roulade - facile. »

The Sun, 1er novembre 1903

La version proposée par le journal le Sun est beaucoup plus détaillée que les autres. La lecture de l'article donne l'impression qu'il s'agit là d'informations de premières mains et la photo ci dessous confirme de nombreux détails de l'accident : barrière cassée, roue arrachée, poutre de bois accrochée à la calandre.... Selon le Sun, dans cette course poursuite qui opposait trois véhicules positionnés, au moment du départ, à distance égale les uns des autres, deux hypothèses peuvent expliquer l'accident : l'erreur de pilotage et la rupture d'une pièce mécanique au niveau d'une roue avant qui aurait rendu le pilotage impossible.

Au moment de l'accident, les deux adversaires d'Albert gagnaient du terrain sur lui. Ne voulant pas être rejoint, il a probablement été poussé à la faute en tentant de hausser encore sa cadence. Comme sur les vélodromes, Albert Champion a cherché la meilleure trajectoire. Il a viré à la corde, au plus près de la barrière intérieure, déterminé à ne pas se laisser rattraper. Les trous et les bosses d'un gazon destiné aux courses de chevaux, ont rendu soudain, avec la vitesse, la voiture incontrôlable. Il n'a eu alors que le temps de baisser la tête pour se protéger et ne pas être décapité par le haut de la barrière.

Les premières nouvelles sur l’état de santé d’Albert Champion sont alarmantes. Les journaux révèlent qu’il souffre d’une fracture ouverte de la jambe droite et ils évoquent même une possible amputation du membre accidenté. L'édition du Los Angeles Herald en date du 1er novembre fait même un peu de surenchère,en écrivant que les premiers secours l'ont trouvé inanimé, son bras droit presque arraché, et sa tête anormalement tordue ( « His right arm was almost torn from its socket, his head was out…).

 

 

 

 

Dans les jours qui suivent, l'état de santé du coureur s'améliore. Comme tous les grands sportifs, Albert Champion a des facultés de récupération nettement supérieures à la moyenne et l'éventualité d'une amputation de la jambe est vite oubliée

Pourtant le bilan reste très lourd. La fracture ouverte du fémur gauche est sérieuse. Il faut avant tout réparer les chairs qui ont beaucoup souffert de la fracture et également maintenir la jambe en tension afin d'éviter un trop grand déséquilibre de longueur entre les deux membres inférieurs du patient. Pour cela on utilisait, à l'époque, un système avec des poids afin de conserver en permanence la jambe en extension maximum. Grâce sa musculature cycliste Champion va supporter pendant plusieurs semaines une charge de 25 pound ( 11 kilos 300 grammes) alors qu'habituellement les médecins imposaient une charge de seulement 12 pound soit 5 kilos 440 grammes.

Sa robuste constitution et les soins efficaces qui lui sont prodigués finissent par éloigner les risques d'infection qui immanquablement auraient conduit à une amputation. Malgré les douleurs et un avenir sportif incertain, Albert que la présence d'Elise réconforte, reste optimiste. Il pense déjà à ce qu'il souhaite faire quand il sera rétabli. A peine dix jours après l'accident, il écrit ainsi à John J Donovan, journaliste sportif au Boston Globe qui le suit depuis son arrivée dans le pays et avec qui il s'est lié d'amitié. Il parle de ses souffrances terribles mais surtout de son avenir. Il lui confie qu'il espère continuer à travailler pour the Packard Company soit comme pilote, soit comme expert pour tester les véhicules.

Le journal « the Deseret Evening News » en date du 30 Janvier 1904, dans un article consacré aux dangers de la course automobile, a interviewé outre Barney Oldfield, le pilote français peu après sa sortie de l’hôpital où il sera finalement resté près de trois mois. Comme l’avoue sans ambages Albert Champion dans cette interview, dans les courses de vitesse, l’éventualité de la mort est toujours présente à son esprit. En tout état de cause, le pilote français quand il repense à cet accident, a l’intime conviction d’être passé tout près de la catastrophe.

Barney Oldfield tout comme lui, affirme dans cet article que très bientôt il sera possible de courir le mile en trente secondes et même moins. Mais dans son esprit, compte tenu de l’état des pistes, de la rusticité des voitures du manque de fiabilité des pneumatiques, le pilote qui s'y risquerait aurait plus de chance de se tuer que d'y parvenir...

Albert Champion donne également des précisions sur les circonstances de l’accident, qui montrent bien que les pistes utilisées ne sont pas adaptées à la vitesse désormais atteinte par les voitures de course. Contrairement à ce que tous les journaux ont déclaré au lendemain du drame, Albert Champion prétend que c'est lui qui gagnait du terrain sur ses adversaires quand s'est produit l'accident. Notre ami était un gagneur, jamais il n'a jamais fait sienne la maxime de Pierre de Coubertin “l'essentiel s'est de participer”, alors plutôt que d'avouer que dans cette course, il était dominé par des adversaires grâce à des machines techniquement supérieures, il préfère retourner la situation à son profit. On peut être surpris par cette affirmation d'Albert Champion, qui à peine trois mois après les faits tente de réécrire l'histoire. Pourquoi ment-il ainsi ? Est-il convaincu de ce qu'il dit ou bien s'agit-il simplement d'une question d'honneur. Champion a, rappelons le, pris le volant au pied levé en remplacement de Cunningham. En affirmant ainsi qu'il était sur le point de réussir son pari quand l'accident est survenu, il tente de faire taire ceux qui l'accusent probablement à tort, d'avoir commis une faute de pilotage pour soutenir le rythme imposé par des pilotes beaucoup plus expérimentés que lui sur quatre roues.

Nonobstant ce mensonge, le témoignage d'Albert Champion est d'une grande valeur, car il montre bien la fascination absolue des pilotes pour la vitesse. Qu'il s'agisse de stayers, de pilotes moto ou auto, et bien souvent ce sont les mêmes à différentes phases de leur carrière, ils sont prêts à risquer leur vie pour la vertigineuse montée d'adrénaline que la vitesse leur offre.

Il faudra pas moins de onze semaines et trois opérations avant que les médecins enlèvent enfin les poids de tension sur la jambe gauche de Champion.

Marchant avec des béquilles, on retrouve Albert Champion au New York Automobile Show qui se déroule au Madison Square Garden à partir du 19 janvier 1904. A cette occasion, il joue le rôle de correspondant de presse pour The Boston Traveler. Ensuite il retourne à Detroit où il commence à travailler pour the Packard Motor Car Company avec dans son esprit un seul est unique objectif : piloter the Gray Wolf la saison suivante.

En avril 1904, soit près de six mois après l'accident, Albert Champion arrive à marcher. Sa jambe gauche est désormais suffisamment solide pour supporter son poids et il abandonne peu à peu sa canne. Il se fait envoyer par un ami de Boston un de ses vélos. Pour pallier au fait que sa jambe gauche soit plus courte, il installe une manivelle plus courte. De plus son pied gauche a désormais tendance à prendre appui sur l'extérieur et cela l'oblige à imaginer une cale de compensation qu'il installe sur la pédale pour compenser ce décalage. Ces petits bricolages terminés, son vélo monté sur des rouleaux, il recommence tout doucement à pédaler.

Durant sa convalescence, le record du mile pour une auto est descendu à 40 secondes soit plus de 145 kilomètres/heure. Améliorer cette performance lui semble difficile. Il s'interroge désormais beaucoup sur son avenir. Il hésite. Sur le vélo, les sensations s'améliorent chaque jour et il envisage de reprendre le demi-fond. Dans le même temps, compte tenu de son handicap qui le rend inapte au service militaire, il songe à revenir en France car pour Élise comme pour lui, l'envie est grande de revoir leurs proches.

Si Henry Bourne Joy, le patron de Packard, l'a beaucoup soutenu durant la période difficile qu'il vient de traverser, Albert ne s'épanouit pas dans son nouveau travail. Il a envie d'indépendance. Il pense de plus en plus sérieusement à créer sa propre société afin d'importer des pièces détachées françaises et notamment des bougies pour les revendre à des constructeurs américains mais pour l'heure ce sont les capitaux qui lui manquent. Il décide donc de refaire une saison de demi-fond sur la côte Est avant de retourner en France avec le secret espoir d'enlever le titre national et de monnayer son talent à Paris et à Berlin. Si tout se passe comme il l'imagine, cette dernière campagne devrait être suffisamment lucrative pour qu'il puisse ensuite lancer sa société.

Comme toujours, Albert Champion va ressurgir là où on le l'attend pas. En toute logique on pourrait penser que les séquelles de ses blessures à la jambe l'handicapent plus pour pédaler que pour piloter une moto, pourtant c'est bien sur une bicyclette qu'Albert Champion va effectuer un come-back digne des plus grands. Albert revient à Boston pour s'entraîner. Dans une industrie en pleine restructuration et qui se tourne de plus en plus vers l'automobile, il finit, non sans mal, par trouver un contrat avec The Imperial Bicycle Company. La plupart des grands constructeurs de cycles donnent désormais la priorité à la création et à la production de voitures. Le développement de l'industrie automobile est renforcée par la découverte sur le sol américain d'abondantes ressources pétrolières. Les moteurs à combustion prennent définitivement le pas sur les moteurs électriques. Albert Champion a la certitude que c'est en créant son business dans l'industrie automobile qu'il pourra gagner beaucoup d'argent. Pour le moment, il lui faut s’entraîner dur pour revenir à son meilleur niveau. Il doit remporter des courses pour se constituer un capital suffisant à la création de son activité. Certes, il a gagné beaucoup d'argent les deux dernières années mais son accident lui a coûté très cher. Pendant ses longs mois de convalescence, son pécule a fondu comme neige au soleil. Il n'est pas dans la misère mais il n'a pas les moyens pour se lancer dans les affaires.

Un peu plus de sept mois après son dramatique accident, il fait sa rentrée sur les vélodromes. The Washington Times, daté du 23 mai 1904, évoque le retour aux affaires du stayer français. La reprise du coureur est prévue sur la piste de Charles River Park dans un match l'opposant à Hugh MacLean et Jimmy Moran pour le « Decoration Day » ou « Memorial Day » jour férié qui est célébré chaque année lors du dernier lundi du mois de mai. Cette fête rend hommage aux membres des Forces armées des États-Unis morts au combat. Le 29 mai 1904, Albert Champion retrouve ainsi un vélodrome qui a été le théâtre de nombre de ses exploits.

Pour en arriver là, il a beaucoup travaillé. Ces longs mois d'inactivité forcée ont fortement réduit sa masse musculaire et il s'astreint à d'intenses séances d’entraînement à raison de deux sorties de deux heures chaque jour.

The Washington Times, 23 mai 1904

Pour préparer sa campagne de France qu'il espère lucrative, il prend contact avec celui qui est probablement le meilleur pacer français du moment : Marius Thé. Ancien cycliste reconverti dans le rôle d’entraîneur de demi-fond, Marius Thé qui a côtoyé Albert sur les pistes françaises avant que celui-ci ne quitte le pays, accepte d'être son partenaire pour la saison. Son dossier médical et son carnet militaire envoyés aux autorités militaires françaises pour sa demande de grâce, Albert peaufine sa forme sur les pistes américaines. Vainqueur le 5 juin, d'un 25 miles à Charles River et le 9 juin d'un 20 miles sur la piste de Manhattan Beach à New York, il réalise d'excellentes performances. Ainsi il boucle les 20 miles en moins de 30 minutes soit une moyenne de près de 65 km/heure. Pour tous le monde, Albert Champion est revenu à son meilleur niveau mais ce que ne voient pas les spectateurs admiratifs de ses performances ce sont les souffrances terribles qu'il endure pour tenir son rang. Il a des abcès aux deux jambes et il ignore les conseils de son médecin qui lui demande de ne pas courir pendant quelques temps compte tenu de l'état de ses muscles.

Finalement Albert Champion reçoit des autorités militaires Françaises, l'assurance de son amnistie. Il est de nouveau un citoyen français comme les autres, libre de cirucler sur le territoire nationale. Dès qu'il a connaissance de cette nouvelle qu'il attendait avec impatience il décide de s'embarquer pour la France. Il ne part pas seul. Outre Elise sa femme, deux coureurs l'accompagnent : Basil de Guichard et George Leander.

Avant le départ, il effectue une dernière course, le 15 juin à Atlanta contre Bobby Walthour,qui revient d'une brillante campagne en Europe ponctuée par 11 victoires pour 12 courses. Le duel entre les deux hommes restera dans toutes les mémoires car Champion, déterminé à vaincre, va par un départ ultra rapide poussé Walthour à se dépouiller pour l'emporter d'une fraction de seconde. L'américain utilisant une moto française plus puissante que celle de Saunders, l'entraîneur de Champion, on peut même se demander si Champion n'était pas ce jour là le plus fort des deux. Pour Albert cette course magnifique se termine mal. Quelques mètres après la ligne d'arrivée, un de ses pneus éclate et il est à nouveau victime d'une chute sévère. Outre une grosse coupure au dessus de l’œil gauche, il reçoit de multiples éclats de bois dans le corps. La piste en pin a été lacérée par sa pédale lors de la chute et une écharde a notamment pénétré son estomac, ce qui nécessite une opération chirurgicale. De plus sa jambe blessée est à nouveau contusionnée ce qui ne facilite pas la cicatrisation de muscles profondément meurtris et qui ont été fortement sollicités durant les derniers mois.

The Salt Lake tribune. July 10, 1904,

Ne voulant pas trop retarder son départ, il prévoit de se faire retirer les échardes qu'il a dans le ventre une fois sur le bateau. La douleur peut attendre un peu. En homme pressé qu'il est, les voyages sont dans son esprit une perte de temps Contraint au repos et à l'oisiveté en dehors des exercices physiques et probablement des séances de pédalage sur rouleau qu'il s'impose pour ne pas perdre la forme, il souhaite mettre à profit ce temps pour se faire soigner. On lui parle également d'une nouvelle opération pour sa jambe qui est en piteux état mais cela signifierait pour lui la fin de la saison. Il ne peut et ne veux pas attendre. Perdre une année supplémentaire n'est pas envisageable.

 

 

La presse américaine évoque largement le retour au pays d'Albert Champion, suite à l'accord des autorités militaires françaises. « The Deseret Evening News » du 20 juin qui reprend intégralement un article paru quelques jours plus tôt dans « The Evening World », nous apprend qu'il est considéré comme demeurant de manière permanente (« permanent resident ») aux Etats-Unis. Ce statut qui est un premier pas vers l'obtention de la nationalité américaine ne doit pas être pour déplaire à Albert Champion qui n'a aucunement l'intention de revenir s'installer dans l'hexagone.

Pour Edouard de Perrodil, biographe de Champion, on doit le retour de celui qui avait été affectueusement surnommé le gosse à Victor Breyer, le journaliste et écrivain qui, en tant que directeur du vélodrome de Buffalo lui aurait fait une proposition d'engagement alors qu'il était encore hospitalisé. Les deux hommes s'apprécient et se respectent car rappelons le, en 1899, Victor Breyer a favorisé le départ d'Albert pour l'Amérique. Cette affirmation semble pourtant quelque peu fantaisiste car malgré l'influence dont jouit alors Victor Breyer, il paraît peu probable qu'il ait pu d'une manière ou d'une autre, influencer la décision du service des armées. Au delà de cela, son amnistie du fait de sa jambe très abîmée et plus courte que l'autre pose malgré tout une question pertinente : comment peut on être dispensé de service militaire pour un problème physique de ce type et en même temps gagner sa vie en tant que sportif professionnel !!!

Initialement prévu le 23 juin, le départ est cependant reporté d'une semaine afin de laisser Albert se remettre de sa chute. Le groupe voyage à bord du paquebot le Savoie appartenant à la Compagnie Générale Transatlantique qui relie régulièrement New York au Havre. Ensuite les voyageurs prennent le train et ils arrivent à Paris le 30 juin 1904. Albert Champion commence par rendre visite à quelques personnalités influentes du cyclisme pour se faire de la publicité et décrocher des contrats. Il rencontre Henri Desgrange, Directeur du magazine « l'auto » et également du Parc des Princes. Celui ci est très occupé par l'organisation de la deuxième édition du Tour de France qui se déroule du 2 au 25 juillet. Il lui propose simplement de faire réaliser une interview par un de ses collaborateurs au journal afin de médiatiser son retour. Albert rend ensuite visite à Victor Breyer qui dirige quand à lui le vélodrome de Buffalo et travaille au magazine « la vie au grand air ». Victor Breyer lui offre un contrat pour un match en deux manches et belle s'il y a lieu, contre le champion de France, Henri Contenet, le dix juillet. Auprès de son ancien employeur, Adolphe Clément, Albert obtient pour lui et pour son entraîneur Marius Thé, des machines Gladiator. Avec ces motos puissantes et fiables qu'il connaît parfaitement, Albert à la certitude d'avoir ce qui se fait de mieux en Europe pour courir des épreuves de demi-fond. Il ne lui reste désormais qu'à remonter en selle et à pédaler...

A Paris, de nombreux observateurs sont très perplexes sur le retour au plus haut niveau d'Albert Champion. Le terrible accident dont a été victime deux ans auparavant Constant Huret est encore dans toutes les mémoires. La jambe brisée, le grand Constant dont la force physique et le courage avait fait durant de longues années l'admiration de tous, n'a jamais été capable de remonter sur un vélo.

Voilà selon Pierre Chany ce qu'aurait déclaré Albert Champion à ses amis à son arrivée à Paris :

- «Je suis de retour en France pour gagner les sous dont j'ai besoin là-bas
- Pas de chance, Albert, les banques ne sont pas généreuses ces temps-ci
- Qui parle des banques ? Je veux gagner des sous sur les pistes.
- Avec ta jambe…
- Avec ma jambe ! J'utiliserai une manivelle plus courte que l'autre voilà tout.»


La Vie au Grand Air, 14 juillet 1904

 

Le 10 juillet, face à Contenet dans la première manche disputée sur seulement 15 kilomètres, Albert, bien emmené par Marius Thé s'impose facilement. Alors qu'il est déjà largement en tête, la moto de son adversaire est victime d'une panne. La course étant déjà définitivement perdue, Henri Contenet préfère alors abandonner et se réserver pour l'épreuve suivante. Dans la seconde manche, sur 30 kilomètres, la victoire est encore plus nette, Albert Champion domine de la tête et des épaules le champion de France en titre qui devant son public est doublé à plusieurs reprises. Il est intéressant de noter que dans le journal « le Matin » en date du 11 juillet 1904, Albert Champion est qualifié de « jeune crack franco-américain » en opposition à Contenet affublé lui du titre d' « officiel champion de France. »

Le Matin, 11 juillet 1904


Cette victoire, comme il l'espérait, lui permet de décrocher un nouveau contrat pour le dimanche suivant. Un match à quatre face à George Leander, César Simar et Jimmy Michael sur 50 kilomètres. Hélas en milieu de semaine, il est hospitalisé à l'Hôtel Dieu. Les muscles internes de sa cuisse gauche gravement endommagés au moment de la fracture n'ont pas supporté les efforts fournis durant les dernières semaines et la blessure interne s'est à nouveau ouverte, provoquant une infection et un abcès. Le médecin Just Championnière est obligé de pratiquer une incision et Albert Champion perd une grosse quantité de sang. L'usage des antibiotiques n'étant pas encore pratiqué, le service médical redouble de vigilance pour éviter une infection qui, cette fois ci, conduirait inévitablement à une amputation. Albert est obligé de rester au lit et le médecin lui demande d'observer un repos complet pendant une semaine afin de permettre la cicatrisation des muscles abîmés. Comme c'est bien souvent le cas pour les grands sportifs, Albert Champion récupère beaucoup plus vite que prévu et après quelques jours d'inaction, les nouveaux examens pratiqués sont rassurants. Ce nouveau repos forcé lui a fait perdre du temps et après quelques entraînements légers pour tester sa jambe, il s'impose quotidiennement deux séances intenses de travail. Fin juillet, lors d'un match sur 50 kilomètres au vélodrome de Buffalo, il surclasse littéralement ses deux adversaires César Simar et Paul Guignard.

Durant le mois d’août, il remporte plusieurs victoires sur les vélodromes parisiens et il décroche un juteux contrat pour le Grand Prix de Berlin qui doit se dérouler au vélodrome Friednau. Il s'agit d'un match contre Taddaus Robl, Tommy Hall et Bruno Demke sur 100 kilomètres. Fiévreux, malade avec une jambe qu'il le fait souffrir en permanence depuis quelques jours, il n'est pas en mesure de lutter face à Robl qui s'impose sans problème. Dernier de la course, Albert Champion est blessé dans son orgueil. Diminué, il n'a pas pu défendre ses chances correctement et il a honte de l'image qu'il a donné au public Berlinois. Dès qu'il se sent un peu mieux, comme toujours chez lui, l'envie de revanche et de victoires éclatantes l'anime et le motive. ¨Pourtant avant d'envisager un nouveau combat contre Taddaus Robl, il est contraint d 'écouter son corps. La plaie de sa jambe n'est pas guérie loin s'en faut. Elle suinte et le fait souffrir quotidiennement.
A son retour à Paris, une bien triste nouvelle l'attend. Son ami et protégé George Leander vient de mourir des suites d'une chute survenue lors d'une course disputée au Parc des Princes face à Bobby Walthour et Eugenio Bruni. Il venait d'avoir 21 ans. Après Albert Oreggia à Marseille, Paul Dangla à Magdebourg, Otto Luther et Willy Vogt à Brunschwick, Karl Kaeser à Plauen George Leander est le sixième stayer décédé en l'espace de trois mois sur les pistes européennes.

La vitesse et la puissance des motos commencent à poser question. La presse s'en fait écho, en utilisant par exemple, les termes de « motos homicides »et certains demandent à l'UCI de réglementer le demi-fond afin que cesse cette hécatombe. Pour chaque vélodrome, compte tenu de sa configuration, la vitesse au-delà de laquelle il est dangereux de rouler varie, mais d'une manière générale, la puissance des motos d'entraînement permet désormais à peu près partout d'atteindre voir de dépasser largement cette limite. Sur la petite piste du parc des Princes, bien calé derrière sa moto, George Leander tournait à plus de 90 kilomètres heure quand ses pneus ont dérapé sur le ciment. Cet accident montre à tous que la plus petite faute peut être fatale. Émus par la disparition de leurs compatriotes les coureurs américains ont immédiatement fait publier le communiqué suivant :

« Nous, soussignés, émus par les terribles accidents survenus ces jours derniers, et désireux d'y mettre un terme, déclarons, par la présente, avoir décidé de ne plus prendre part à l'avenir à aucune course avec entraîneurs, comportant des motocyclettes pesant plus de 150 livres anglaises (67 kilos). »

Paris, 23 août 1904
Signé : « Walthour, de Guichard, Gust. Lawson

Les coureurs américains eurent un instant l'intention de faire signer ce document par les autres pistards français et étranger présents à Paris mais très vite l'idée fut abandonnée car pour les coureurs étrangers s'engager trop avant dans cette démarche c'était prendre le risque de ne plus avoir de contrat. D'une manière générale, les stayers étaient encore très insouciants face aux dangers et ils n'étaient pas prêts à se battre tous ensemble pour cette cause. Le cas d'Albert est sensiblement différent. Venant tout juste de rentrer en France grâce à une amnistie que l'Union Vélocipédique de France ne voyait pas franchement d'un très bon œil, il ne pouvait s'associer à ses collègues et amis américains sans risquer d'attiser des rancœurs et compromettre ses chances d'être retenu pour les championnat du Monde. Si rien n'est encore organisé pour limiter la puissance des motos d’entraînement, l'UVF décide par contre d'interdire les coupes vents derrière lesquels les stayers profitaient d'une forte aspiration. Pour sécuriser les départs et éviter les incidents qui arrivaient fréquemment au moment où les coureurs et les motos se rejoignaient, l'UVF adopte à partir du championnat de France le fonctionnement utilisé en Angleterre. Jusqu'à présent, en France, les motos partaient derrière les coureurs. Une fois lancées, elles devaient les doubler puis ralentir pour permettre à chaque stayer de prendre sa place. Désormais, suivant l'exemple du vélodrome de Cristal Palace, les motos seront rangées contre la balustrade à la sortie du premier virage. Les coureurs partiront seuls et à la fin de leur premier tour, un coup de pistolet donnera le signal aux pacers qui lanceront leurs machines. Les motos démarrant ainsi 150 mètres devant les coureurs, la jonction sera plus sure et plus harmonieuse.

La fédération américaine, très à l'écoute de ses coureurs sur la sécurité, va plus loin. Elle s'inspire de leur communiqué du 23 août et dépose à l'occasion du Congrès international qui se tint en prélude des championnats du monde le 2 septembre à Londres, une proposition visant à interdire l'usage des grosses motos. L'utilisation de motocyclette légère comme moyen d'entraînement est finalement rejetée par 26 voix contre 24 et 18 abstentions. Chaque pays demeure donc libre de limiter ou non la puissance des engins d'entraînement.

La Presse, 13 août 1904

En quelques semaines, Albert a montré toute l'étendue de son talent et il parait désormais être le seul à pouvoir apporter une médaille d'or à la France lors des mondiaux de demi-fond qui doivent se dérouler en Angleterre durant le mois de septembre mais hélas les choses ne sont pas aussi simples. Albert est prudent mais confiant et il se prépare avec la rigueur qu'on lui connaît pour ce qu'il pense être le dernier grand objectif de sa carrière. Pendant quatre ans, son expatriement volontaire a privé Albert Champion de mondial, et cette fois ci, alors qu'il est désormais en règle, il espère bien porter enfin le maillot tricolore mais l'UVF va en décider autrement.

Si le gouvernement Français considère que l'affaire est close et qu'Albert Champion est un citoyen français jouissant désormais des mêmes droits que ses compatriotes, l'UVF a une attitude fort différente. Elle refuse de sélectionner celui qu'elle considère toujours comme un déserteur pour représenter la France aux Championnats du Monde de Londres.

En réalité, l'UVF ne fait pas là une démonstration de patriotisme, elle nous montre plutôt qu'elle est capable des pires mensonges pour arriver à ses fins. La victoire début juillet d'Albert Champion face à Henri Contenet, le champion de France en titre est certainement à l'origine de cette polémique. En effet, en disposant facilement de son adversaire, Albert Champion est apparu aux yeux du public comme le seul stayer français capable de remporter le championnat du monde de demi-fond. Le favori des mondiaux n'est autre que Bobby Walthour qu'Albert Champion a déjà battu à maintes reprises ce qui n'est pas le cas des autres stayers français : Simar, Contenet et Brécy parmi lesquels l'UVF souhaite choisir son représentant.

La Presse, 13 août 1904

Sélectionner Champion au détriment des autres coureurs, obligeait l'Union Vélocipédique de France, à priver de championnat du Monde des coureurs licenciés auprès de la fédération et actifs sur les vélodromes français, au profit d'un expatrié licencié à l'étranger depuis cinq longues années et qui visiblement ne souhaitait pas revenir s'installer au pays. Sous couvert de patriotisme, ce sont donc des intérêts purement corporatistes qui motivent cette décision. On peut se demander dans quelle mesure, les autres stayers pressentis n'ont pas fait pression sur l'UVF pour écarter ce revenant particulièrement génant...

Le jeudi 8 septembre 1904, sur la piste du vélodrome de Crystal Palace à une vingtaine de kilomètres de Londres se déroule le championnat du monde de demi-fond. En l'absence d'Albert Champion mais également de Taddaüs Robl, sept concurrents sont au départ. Bobby Walthour le grandissime favori est opposé au Suisse Eddy Audemars, au Danois Axel Hansen, au Belge Arthur Vanderstuyft, à l'Italien Giovanni Gerbi et au Français César Simar. Sur une distance de 100 kilomètres, seul Simar va opposer une résistance acharnée à Walthour qui s'impose plus difficilement que prévu.

César Simar

César Simar
Collection personnelle de l'auteur

Incongruité du calendrier; le championnat de France de demi-fond se déroule le 18 septembre, la veille du championnat d'Europe qui a lieu à Leipzig ce qui rend la participation du champion de France matériellement impossible. Albert Champion a à cœur de l'emporter pour montrer combien l'UVF s'est trompée. Lui le déserteur, le proscrit qui s'est vu refuser la sélection pour les mondiaux ne veut pas perdre. En dehors de Simar les meilleurs spécialistes français du moment : Bouhours Emile, Parent Georges, Contenet Henri, Darragon Louis, Bruni Eugenio et Brécy Charles sont prêt à en découdre. Faute de mondiaux ce championnat de France est pour Albert Champion, la course la plus importante de sa carrière. Sa jambe gauche est tellement en mauvais état qu'il doit, quelques jours avant l'épreuve, retourner à l'hôpital pour y recevoir de nouveaux soins importants. Il a négocié avec le médecin qui s'occupe de lui et qui souhaitait le prendre en charge au plus vite, de n'être hospitalisé qu'à l'issue de la course. Compte tenu de l'état de sa jambe, il sait qu'il participe probablement à la dernière course de sa saison, voir de sa carrière. Loin d'être découragé par ces pépins physiques, Albert prépare minutieusement sa course. Il est là pour se battre, pour l'emporter pas pour s’apitoyer sur son sort. Il organise tout avec la méticulosité. Rien n'est laissé au hasard. Il prévoit ainsi un vélo et une moto de secours en bord de piste afin de ne pas être contraint à l'abandon pour un quelconque problème mécanique. Sa capacité à tout organiser dans les moindres détails va le sauver une fois encore. En effet au bout d'une quinzaine de kilomètres de course alors qu'il est bien calé dans le peloton, la chaîne de son vélo casse. Les machines de piste n'ayant pas de frein, et n'ayant aucune possibilité de ralentir lui même, il fait comprendre à ses assistants en bord de piste qu'ils doivent l'arrêter à la force de leurs bras afin qu'il puisse repartir le plus vite possible sur la machine de rechange. La manipulation est exécutée avec efficacité mais au total l'incident coûte cher à Albert Champion. Il repart bon dernier à deux tours de ses adversaires. La piste du Parc des Princes ayant une longueur de 666 mètres, son retard calculé sur la vitesse moyenne du vainqueur est alors d'environ 1 minute et 18 secondes. Pour lui, c'est une folle course poursuite qui commence. Malgré sa blessure, ce jour là, Champion va montrer à ceux qui en doute encore qu'il est un très grand coureur. Sans s'affoler, tour après tour, il rattrape son retard et sur un rythme qu'aucun de ses adversaires n'est capable de supporter, il fait un véritable cavalier seul. En tête à l'heure de course, il continue sur le même rythme jusqu'au coup de pistolet final. Finalement il parcourt la distance de 100 kilomètres en 1 h 31 minutes et 10 secondes soit une moyenne de 65,93 kilomètres à l'heure. Les écarts sont importants : Paul Guignard termine 2ème à 4 tours, Henri Contenet, le tenant du titre est 3ème à 5 tours. Louis Darragon se classe 4ème à 9 tours. Emile Bouhours 5ème et dernier coureur à terminer est encore plus loin.

Comme prévu, dès le lendemain il se rend à l'hôpital Boucicaut situé dans le 15ème arrondissement de Paris où finalement on lui enlève « une demie-douzaine d'esquilles d'os qui étaient, depuis des mois, la cause des infections et des saignements qui le faisaient tant souffrir. Durant la nuit qui suit l'opération, Albert Champion est victime d'une hémorragie mais grâce à l'efficacité de l'interne de garde, elle est vite stoppée sans conséquence fâcheuse.

Sa victoire dans le championnat de France lui apporte des propositions de contrat financièrement très intéressantes. Bobbie Walthour qui connaît très bien le stayer français déclare sans ambages à propos de cette tournée européenne dans une interview accordée au journal « The Sun » en date du 22 octobre 1904 : « Albert Champion is making money ».

Albert se rend le 9 octobre à Dresde pour un match à 4 sur 100 kilomètres. Tommy Hall, César Simar et surtout Taddaus Robl sont ses adversaires. Albert se souvient de la défaite que lui a infligé durant le mois d'août le coureur allemand qui compte déjà dans son escarcelle 2 titres de champion du monde et 4 de champion d'Europe de la spécialité. Pour Albert battre Robl et Simar qui lui a été préféré pour les mondiaux est une question d'honneur. Il veut montrer qu'il est bien le meilleur coureur du monde avec Bobbie Walthour et donner tort à ses messieurs de l'UVF qui ont refuser de le sélectionner. La démonstration mais on pourrait aussi employer le terme de vengeance est terrible. Manière de remettre les pendules à l'heure, il aurait, selon Peter Nye, doublé 17 fois Robl soit exactement le nombre de tour qu'il lui avait concédé à Berlin.

Le 30 octobre au Parc des Princes, Albert Champion participe à ce qui sera sa dernière course sur le territoire français mais aussi la dernière course de sa carrière. Pour l'occasion il est entraîné par Franz Hoffman. Ingénieur en mécanique, Hoffman est considéré avec Marius Thé comme l'un des grands pacers du moment. Robl, Walthour, Elkes mais aussi Basil de Guichard ont remporté de très nombreuses victoires dans son sillage. Albert Champion toujours en excellente forme, est imbattable et il s'impose aisément.

Cinq ans après avoir remporté Paris-Roubaix, Albert Champion vient en quelques mois d'écrire quelques unes des plus belles lignes de son palmarès. Ce seront les dernières. Les succès retentissants qu'il vient d'obtenir, lui amènent de nouvelles propositions financièrement intéressantes mais Albert Champion a envie de tourner la page avant qu'il ne soit trop tard. Archie McEachern, Johnny Nelson, Harry Elkes, George Leander ne sont plus là. Le 25 novembre c'est au tour de Charles Albert Brécy de disparaître des suites d'une chute survenue le 14 novembre à Berlin.
Il se souvient d'eux, amoureux de la vitesse, pleins de vie et d'insouciance. Demain ce sera peut être lui la victime de ce « jeu de massacre » comme le nomme Pierre Chany dans son histoire du cyclisme. Moralement Albert Champion est affecté par toutes ces disparitions. La mort rode, il lui a échappé à de nombreuses reprises mais son corps est déjà tellement meurtri qu'il perd le goût de la compétition. Un nouveau come-back est désormais au dessus de ses forces aussi bien physiques que morales.

 

Les nombreuses chutes qui ont émaillées sa carrière le laisse marqué à vie, au plus profond de sa chair. Chaque course est devenue un véritable calvaire. Sa jambe le fait horriblement souffrir, des abcès se forment au niveau de la fracture et les efforts consentis sur le vélo le gênent ensuite pour marcher, renforçant ainsi sa claudication. Il est temps pour lui de tourner définitivement la page. Certes, il remontera bien encore une fois sur sa machine le 1er juillet 1905 à Revere (Massachusetts) pour un match à trois sur 25 miles face à Jimmy Moran et Bobbie Walthour86 mais sa passion débordante pour le demi-fond ne peut rien face aux douleurs intenses qu'il ressent. Désormais son corps fragilisé dit stop. Albert ne veux pas non plus faire la course de trop, il préfère partir en étant au sommet de son art pour laisser au public l'image d'un vainqueur, d'un champion… Albert décide donc de refuser toutes les propositions pour se consacrer à son avenir professionnel. Il a déjà songé régulièrement à sa reconversion mais il est difficile à seulement 27 ans, de tourner la page et de se dire que l'on est physiquement plus capable de pratiquer le sport que l'on aime…

Pour Albert, une nouvelle vie commence. Il ne sait pas de quoi elle sera faite mais il est confiant. Il se sent prêt pour ce nouveau combat.

                                                        NOTES

 

VI) Le dernier combat

The Evening World., 23 Juin 1903

1500 dollars de 1903 équivalent à 40540 dollars 2015 selon la conversion proposée par le site
http://www.davemanuel.com/

The San Francisco Call, 12 juillet 1903

« Breaks the World's Record.
CAMBRIDGE. Mass.. July 11.- In a race against time at Charles River Park to-day Albert Champion rode a mile on his double cylinder motor in 63 4/5 seconds, making the world's record for the distance.

A propos du record de Barney Oldfield voir « The Automobile », 27 juin 1903;
- http://www.firstsuperspeedway.com/
- http://www.smithsonianmag.com/
- http://www.thehenryford.org/

The Bicycling world and motorcycle 18 juillet 1903

The Saint Paul Globe, 4 septembre 1903

« Life in the Slipstream: The Legend of Bobby Walthour Sr » par Andrew Homan, 2011, Bobby Walthour fut champion du monde de demi-fond en 1904 et 1905 et 3ème en 1910. Il a également remporté les 6 jours de New York en 1901 et 1903.

The Washington Times, 1er novembre 1903

The Sun, 1er novembre 1903

The New York Daily Tribune, 1er Novembre 1903

The Sun, 2 novembre 1903

« The Fast Time of Albert Champion » Peter Nye, page 177

John J. Donovan « Goes a mile 56 s : Albert Champion Cuts his record on a Motor cycle »
Boston Globe, 4 septembre 1903.
Propos repris par Peter Nye « The Fast Time of Albert Champion » page 177.

« Great danger in automobiling » The Deseret Evening News » 30 Janvier 1904

« The Fast Time of Albert Champion » Peter Nye, page 209

Coup de chapeau à Marius Thé, voir coup de chapeau par : Le Petit Braquet - "Marius Thé"

Voir à ce propos « The Evening World » en date du 15 juin 1904, ainsi que « The Deseret Evening News » du 20 juin, « The Salt Lake Tribune » du 19 juin et le « Washington Times », édition du 16 et du 17 juin 1904

« A. Champion, Ses victoires, Ses aventures, Son voyage en Amérique » Edouard de Perrodil, collection : Les étoiles de la piste, Stayers, 1904,

Coup de chapeau à Constant Huret, voir coup de chapeau par : Le Petit Braquet - "Constant Huret"

« La fabuleuse histoire du cyclisme », Pierre Chany, Edition de la Martinière, page 87
« Le journal », 21/07/1904,

Voir à ce propos les articles publiés dans le Journal « La Presse », du 15 juin 1904, du 24 août 1904 et du 23 novembre 1904 ainsi que Le Matin du 24 août 1904

Journal « La Presse », 19 novembre 1904
Journal « La Presse », 24 août 1904
L'Auto-vélo, 18 septembre 1904
L'Auto-vélo, 03 septembre 1904
La Presse et le Petit Journal, édition du 19 septembre 1904,
La Pédale, « revue hebdomadaire de la bicyclette et de ses accessoires », 8 octobre 1924
The Sun, édition du 22 octobre 1904, article « Bobby Walthour talks »
« The Fast Time of Albert Champion » Peter Nye

La Presse, 5 juillet 1905

Albert Champion
Chapitre VI

 


 
 
     

    © lepetitbraquet.fr