Le Petit Braquet

 

 
- Chronique n° 87 - Jefferson Robert-Louis
 
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Coup de chapeau à ...

 Robert Louis Jefferson

 

Robert-Louis JEFFERSON

 

 

En parcourant le monde, seul avec son grand bi Thomas Stevens a, en 1884, ouvert le voie à de nombreux autres explorateurs à vélocipède. Ces passionnés avaient très vite compris que la bicyclette leur permettait enfin de voyager seuls, en toute liberté et de découvrir ainsi, au plus près, la vie et la culture des populations rencontrées. Pour d’autres, qui gardaient intact leur passion de l’effort et du dépassement de soi, la découverte de nouveaux horizons n’avait d’intérêt que si elle s’accompagnait d’une performance sportive. Ces exploits qui se matérialisaient bien souvent par des records inutiles n’avaient que peu de sens et ils tombèrent bien vite en désuétude. Il ne peut y avoir de point d’équilibre entre le record et le voyage. C’est deux conceptions de la bicyclette qui se mélangent alors qu’elles ne sont pas plus faites pour s’accorder que le lièvre et l’escargot comme le souligne avec humour, Maurice Martin qui nomment ces curieux personnages « les touristes-recordman ». Heureusement ajoute-il que parmi ces amateurs de vitesse, certains comme Edouard De Perrodil et Robert Louis Jefferson ont une véritable plume et qu’ils savent relater avec talent leurs voyages.

Jefferson Robert-Louis

Robert Louis Jefferson est né à Saint Joseph, dans l’Etat du Missouri, le 18 décembre 1866. Ses parents ayant déménagé en Angleterre, peu de temps après sa naissance, il ne vécut jamais aux USA et il obtint sa naturalisation anglaise tout naturellement. C’est en 1885, qu’il commença à véritablement pratiquer la bicyclette et à apparaître en compétition. En 1895, il prétendait avoir remporté plus de 220 prix au cours de sa carrière sur piste. A cette date, il affirme qu’il détient toujours le record du mile et des 2 miles à Stamford Bridge. Jusqu’en 1905, année où il allait devenir le stade de foot du club de Chelsea, ce stade était utilisé par le London Athletic Club et il accueillit d’abord des épreuves de cyclisme et d’athlétisme avant de s’ouvrir également aux courses de motos.

Robert Louis Jefferson est membre du club de Catford, petite ville située dans la banlieue sud de Londres. Fondé le 12 avril 1886, the Catford Cycling Club allait devenir en quelques années l’un des plus grands, si ce n’est le plus important des clubs cyclistes britanniques avec des antennes à Bristol, Cardiff, Nottingham, et même à Paris. Que Robert Louis Jefferson fasse partie des quelques membres du club sélectionnés pour ce qui ressemble fort à un championnat européen des clubs, montre la valeur de ce coureur.

Pistard, spécialiste des épreuves courues sur 1 ou 2 miles, rien ne prédestinait Robert Louis Jefferson à s’orienter vers les longues distances sur route si ce n’est son amour pour la petite reine et son envie de découvrir le monde. Ayant obtenu son diplôme de l’association de la presse Britannique, Robert Louis Jefferson, pour assouvir sa passion devient correspondant du magazine « the cycle » dirigé par l’irlandais Richard James Mecredy. Doté d’une bonne plume, il est rapidement reconnu et respecté pour la qualité de son travail et lorsqu’il aura l’idée de son premier raid, il n’aura aucun mal à trouver preneur pour ses articles. Les relations de voyage de cyclistes sont alors à la mode. Elles sont prisées par la presse qui a compris qu’elles constituaient un divertissement et une source d'inspiration pour la société victorienne. Plus la performance sportive est grande, plus le périple est compliqué et dangereux, plus le lecteur est intéressé et tenu en haleine. Aujourd’hui on parlerait d’une course à l’audimat pour qualifier cette escalade dans le sensationnel. C’est, au bout de tout cela, l’exploration du potentiel humain qui intéresse les spectateurs des vélodromes et les lecteurs des magazines. La bicyclette est une invention récente qui a fait découvrir à l’homme une autre façon d’exploiter ses capacités physiques en les utilisant pour se déplacer mais il reste encore à découvrir les limites de l’homme et de cette machine qui multiplie si bien ses capacités de se mouvoir. Les records pour la plupart dénués d’intérêt se multiplièrent avec un seul crédo toujours plus loin, toujours plus vite…

Jefferson Robert-Louis

Avant le grand départ…

Journal "The Sketch" du 14 mars 1894

 

 

C’est en 1894, que Robert Louis Jefferson s’élance pour ce qui sera le premier d’une longue série de voyage. Il a choisit de relier Londres à Constantinople, capitale de l’empire Ottoman en passant par des pays que la vieille Europe considère alors comme le bout du monde. Il prévoit alors une durée de douze semaines pour effectuer son voyage.

De Londres, Robert Louis Jefferson rejoint le continent à Dieppe puis il file vers la capitale en passant par Rouen, Les Andelys. De Paris, il poursuit sa traversée de la France : Troyes, Dijon, Pontarlier en direction de la Suisse. Après être passé par les villes de Montreux et de Martigny, il franchit les Alpes via le col du Simplon et plonge en Italie par le Val Divedro et la petite ville de Domodossola. Varèse, Milan, Vérone, Padoue et Venise sont les étapes suivantes du parcours de Robert Louis Jefferson. Ensuite, à partir de la ville de Trieste, si l’on en croit certains de ses confrères, c’est la plongée vers un autre monde.

Il pénètre d’abord en Slovénie et passe par la ville de Krško (Gurkfeld) puis il arrive en Croatie via Sisak (Sissek) pour rejoindre la vallée du Danube et le site de Peterwardein où se déroula en 1716, une bataille décisive de la Troisième guerre austro-turque qui vit la victoire des Habsbourg sur l'empire Ottoman. Après avoir visité Belgrade, Robert Louis Jefferson franchît les Balkans et traverse la Serbie en passant par Aleksinac, puis la Bulgarie via Sofia et Pazardžik (anciennement Tatar-Pazardjik) et Philippopolis de Thrace, (aujourd'hui Plovdiv). Edirne (autrefois Andrinople ou Adrianople) est la première grande ville de Turquie qu’il traverse avant de passer par Silivri et Babaeski (Eski-baba) et rejoindre enfin Constantinople.

Fait surprenant mais au combien significatif de l’ambiance plutôt malsaine et des affaires qui agitent régulièrement le microcosme du cyclisme français, certains en France, font de Robert Louis Jefferson un heureux homme, qui loin de la vieille Europe, échappent aux potins et à toutes ces vaines querelles.

Pour financer son périple, il envoie régulièrement à son journal, des reportages qui ; un peu plus tard,  seront regroupés afin de former un livre qui sortira en 1895.

 

 

Nous ne savons pas comment était contractualisé, le soutien apporté à Robert Louis Jefferson par diverses entreprises (fabricant du cadre, ou des pneus…) mais il fait régulièrement de la publicité pour ses sponsors comme en témoigne le texte ci-dessous.

 

Robert Louis Jefferson était également très proche de John Kemp Starley, industriel du cycle, célèbre inventeur de la Rover Safety Bicycle, qui, semble l’avoir soutenu dans plusieurs de ses expéditions. Robert Louis Jefferson lui dédicacera d’ailleurs au moins un de ses ouvrages : “Roughing it in Siberia”.

 

 

A l’issue de ce premier voyage, Robert Louis Jefferson n’a qu’une envie : repartir. Après avoir contracté le virus de la bicyclette, Robert Louis Jefferson est aussi victime de celui des voyages. Désormais et jusqu’à sa disparition prématurée, il va pendant vingt ans, parcourir le monde à bicyclette. Il s’essaiera également à la motocyclette et à l’automobile dans les dernières années de sa vie. Robert Louis est certes un journaliste et sa carrière sportive est terminée depuis plusieurs années mais il gardera toujours en lui ce goût du dépassement de soi qui le pousse à se donner des objectifs en temps et en distance et à tout faire, quelles que fussent les conditions atmosphériques et l’état des chaussées, pour les atteindre.

 

 

 

Maurice Martin et quelques autres s’interrogent à juste titre, sur l’intérêt de mélanger ainsi tourisme et exploits sportifs. De part sa conception de la bicyclette, Maurice Martin est plus enclin à apprécier les relations de voyages que la performance physique quand elle s’exerce en dehors du cadre strict de la compétition. Il s’agit selon lui de deux utilisations totalement divergentes de la bicyclette et tenter de les réunir est pour lui une hérésie, sans intérêt. Seul leur talent d’écrivain sauve des hommes comme Edouard de Perrodil ou Robert Louis Jefferson qui faute de réaliser des guides touristiques, décrivent avec humour et d’une manière quasi romanesque leurs voyages.

 

 

 

 

 

En 1895, Robert Louis Jefferson établit « un record », que jamais personne d’autre ne tentera de s’approprier en réalisant un raid Londres – Moscou – Londres soit environ 6435 kilomètres (4000 miles) dont le récit sera publié sous le titre : “Awheel to Moscow and back: the record of a record cycle ride.”

 

 

 

 

Dans un style vif et plein d’un humour typiquement britannique, Robert Louis Jefferson nous raconte quelques unes de ses mésaventures en terre russe. Ainsi en route pour la capitale Moscovite, arrivant en la ville de Sluck (Slutsk dans l’actuel Bélarusse), où il avait réservé une modeste chambre pour la nuit et un souper pour la somme de 6 roubles, il doit faire face à la demande de l’aubergiste qui exige son passeport.

Sachant d’expérience combien il lui sera difficile de le récupérer ensuite, il refuse et finalement accompagne le patron au poste de gendarmerie de la cité pour présenter ses papiers à l’officier présent. Immédiatement l’attitude du fonctionnaire change, elle devient étrangement polie et même obséquieuse. A son retour à l’auberge, on l’installe dans un bien plus bel appartement et on lui propose un souper de choix arrosé de champagne. L’officier de gendarmerie comme son hôte avaient confondu son nom avec celui du signataire du passeport pour les autorités britanniques c'est-à-dire le Comte de Kimberley. Malheureusement pour ses finances, il devra régler la note, elle aussi digne des ressources d’un prince.

 

 

 

 

 

Il se plaint toujours avec autant d’humour des lourdeurs de l’Etat Russe, déclarant que presque tout le monde semble être fonctionnaire dans ce pays et ne parle qu’allemand. Il ajoute qu’il a eu beaucoup de mal à convaincre les autorités locales de police qu’il n’était pas là pour des motifs politiques et qu’il lui a fallut 20 000 roubles pour les convaincre qu’il n’était là que pour pédaler…

 

 

Les difficultés pour se nourrir correctement sont aussi un des problèmes qu’il évoque largement dans son ouvrage. Selon lui, le trajet Londres Moscou et retour, soit 4281 miles (6890 kilomètres) réalisé en moins de 50 jours, constitue une splendide prescription anti graisse (a splendid anti-fat prescription). Durant toute la partie Russe du parcours, il a du se nourrir de pain noir et de lait caillé, agrémenté parfois de quelques larmes de vodka et une ou deux fois, de quelques sardines. Pesant 11 stone (69,853 kilos) au départ il affirme n’en plus peser qu’à peine 9 (57,153 kilos) à son retour à Londres.

 

De mars à août 1896, il repart en Russie, pays que malgré toutes ses critiques, il semble affectionner tout particulièrement, mais il pousse beaucoup plus au nord cette fois ci, en traversant une bonne partie de la Sibérie. “Across Siberia on a bicycle“ sera le titre de son récit de voyage qui sortira en librairie, peu après.

Jamais il ne voyagea comme un simple promeneur, flânant de ci de là, au gré de ses envies, il y aura toujours chez lui, la recherche d’une performance sportive ou d’un exploit particulier. Les premières lignes de son livre le plus célèbre “A new ride to Khiva” exposent les raisons qui l’ont poussé à faire un raid jusqu’à Khiva, et d’une manière plus générale ces quelques lignes donnent l’état d’esprit et les motivations profondes de notre homme.

"The real reason why I rode a bicycle to Khiva was because so many people said it was impossible.”

« La véritable raison pour laquelle je suis allé à Khiva à bicyclette était parce que beaucoup de gens ont dit que c'était impossible. »

“Roughing it in Siberia” by Robert Louis Jefferson,
Sampson Low, Marston and Company, Londres 1897

Khiva, c’est aussi un rêve de gosse qui se réalise, c’est la promesse que l’on s’est fait enfant de réaliser un authentique exploit, comme ceux accomplis par le héros auquel on s’identifie. Le modèle de Robert Louis Jefferson dans sa plus tendre enfance, est le Capitaine Frederick Burnaby.

En 1875, alors que le Tzar vient d’interdire aux étrangers de pénétrer dans son pays, le Capitaine Frederick Burnaby décide de traverser la Russie en plein cœur de l'hiver pour rejoindre la ville d'Asie centrale de Khiva. Khiva est une ville située au nord-ouest de l’actuel Ouzbékistan, dans une région aride. Selon la légende, Khiva fut fondée à l'endroit où Sem, le fils de Noé creusa le puits Keivah. Positionnée sur la route de la soie, Khiva est devenue une ville musée et depuis 1990, le quartier d'Itchan Kala fait partie du Patrimoine mondial de l'UNESCO. Le récit qui résulte de la chevauchée du Capitaine Burnaby est un classique des voyages d'aventure équestre de l’époque Victorienne que Robert Louis Jefferson a dévoré et adoré durant son adolescence.

“My object was to emulate Captain Burnaby's ride to Khiva, but as a sportsman only.”

« Mon but était d'imiter le raid du capitaine de Burnaby à Khiva, mais en tant que sportif uniquement. »

C’est durant le mois d’avril que Robert Louis Jefferson, partit de son quartier de Catford à Londres pour une randonnée de près de 6000 miles soit environ 9600 kilomètres.

Ce périple paraît à beaucoup comme impossible et toujours avec son humour, Robert Louis Jefferson évoque un gentleman qui a tenu à venir le saluer avant son départ et qui, en lui serrant chaleureusement la main, lui aurait déclaré : « You will never return ! »

« Vous ne reviendrez jamais ! ».

Jusqu’à Douvres, le trajet se fait sans difficulté particulière. Il est quasiment en permanence accompagné de cyclistes britanniques qui souhaitent faire quelques miles avec lui avant qu’il ne s’embarque pour le continent. Un camarade de club poursuit la route avec lui de Calais à Dunkerque, sous la pluie et le vent. Sur une bicyclette qui, bagages compris, pèse un peu plus de 27 kilos, il se contente les premiers jours d’étapes d’environ 80 miles soit environ 128 kilomètres.

A la frontière, un douanier belge, lui aussi passionné de bicyclette lui donne quelques conseils : « Belgian pavé is bad and if it rains don’t ride. There are plenty of trains in Belgium».

« Les pavés Belge sont mauvais et s’il pleut ne roulé pas. Il y a de nombreux trains en Belgique ».

Il lui suffit de quelques kilomètres pour comprendre ce que le brave fonctionnaire des douanes voulait dire et visiblement les pavés ne sont pas sa tasse de thé.
 
“Belgian pave is very hard, nobly, and unsentimental. The name of its inventor is unknown, but he is dead now, which for him is most fortunate, since the combined wrath of the world's cyclists would wither him instanter.”

« Le pavé belge est très difficile, noble, et il ne fait pas de sentiment. Le nom de son inventeur est inconnu, mais il est mort maintenant, ce qui est tant mieux pour lui, car la colère cumulée des cyclistes du monde entier le tuerait instantanément. »

Nous sommes en 1899, pourtant Robert Louis Jefferson découvre avec bonheur qu’il n’y a pas que des pavés en Belgique et entre Ypres et Bruxelles, il roule sur une piste cyclable qui longe la route principale. Selon lui le roi Léopold, qui apprécie beaucoup la bicyclette a compris l’inconfort des pavés pour les cyclistes et c’est pour cette raison qu’il a fait construire des pistes cyclables.


Robert L. Jefferson en compagnie de cyclistes hongrois
“A new ride to Khiva”. Robert Louis Jefferson

Après avoir traversé la Belgique, il longe la Meuse puis le Rhin pour arriver à Cologne, ville qu’il connaît déjà pour y être venu en 1895, lors des championnats du monde de cyclisme. Dans cette région industrielle, il rencontre un trafic important composé de piétons, de trams et de véhicules motorisés ou tractés par des chevaux. La vallée du Rhin entre Coblence et Bingen lui plait beaucoup, à la fois pour la beauté des paysages et pour la qualité des routes, dignes des meilleurs anneaux des pistes européennes.

En quelques mots, Robert Louis Jefferson brosse un portrait type des allemands.

“Beer touches the German more than anything else; give him good beer and he is happy, give him
bad and he is indeed a wretched man.”

« La bière importe plus à l'Allemand que toute autre chose; donner lui une bonne bière et il est heureux, donner lui une mauvaise et il est vraiment un homme malheureux. »

A le lire et découvrir au fil des pages, qu’il évoque sans cesse la qualité des boisons alcoolisés : bière ou vin qu’il consomme, on peut se demander si ce portrait n’est pas un peu aussi le sien…Et quand il boit, il ne fait pas semblant. Il nous raconte régulièrement qu’il a dégusté un litre de bière à la terrasse d’un café. Autre temps autres mœurs et surtout autres habitudes alimentaires. On peut se demander comment après avoir ingurgité ainsi un litre de bière, il fait pour remonter sur sa bicyclette et pédaler sans finir dans un fossé…

Après un arrêt d’une journée à Nuremberg, Robert Louis Jefferson longe le Danube pendant de nombreux kilomètres. Il constate que le Danube n’est pas bleu comme le veux la légende mais qu’il est au contraire aussi jaune que la Tamise par temps de pluie… Après avoir traversé Ratisbonne, il roule en direction de Budapest.

La traversée des Carpates dans la région de Zmigrod est épique. Les paysages sont magnifiques mais dans les petits villages qu’il traverse et qui semble être habités uniquement par des communautés juives il a beaucoup de mal à trouver un hôtel digne de ce nom.

“It had been my intention to stay at Zmigrod that night, for with all that mountain climbing fifty miles was enough for one day. Already the sun was setting, and it wanted yet ten miles to Zmigrod. Visions of a comfortable hotel, a good evening meal, a reposeful bed, rose before me, and when at last I saw the white façade of Zmigrod’s church blinking out of the dark back ground of fir pine, and beech I felt happy…”

“Il avait été de mon intention de rester à Zmigrod ce soir, car 50 miles de montée était assez pour une journée. Déjà le soleil se couchait, et il restait encore dix miles jusqu’à Zmigrod. J’imaginais déjà un hôtel confortable, un bon repas du soir, un lit reposant, et quand enfin j'ai vu la façade blanche de l'église de Zmigrod se détacher sur le fond sombre d’un bois de pins, de sapins et de hêtres je me suis senti heureux ... "

“The best hotel in the place –where is it ?”

« Ou se trouve le meilleur hôtel de la ville »

“This way, this way”, from a chorus of voices. Then they led me into a hovel of wood and mud…
I was choked with the stench of the place… I looked partly with loathing and partly with fear upon that mass of Jewish faces wich surrounded me, and then, unable to control my disgust, I burst from them, forced my way through them, and ran my machine down into the road.”

“Par ici, par ici, m’indiquèrent des voix en cœur. Ils m’ont conduit dans une masure de bois et de boue. J’ai été suffoqué par la puanteur de l’endroit…J’ai regardé en partie par répugnance et en partie par peur les nombreux visages de Juifs qui m’entouraient, et incapable de contrôler mon dégout, je me suis frayé un passage et j’ai couru jusqu'à ma machine posée sur le bord de la rue »

Roulant de nuit pour atteindre le village de Dukkla distant d’une quinzaine de miles, il espère trouver enfin une chambre propre pour passer la nuit mais il n’est pas au bout de ses surprises car il s’agit là aussi d’une cité dotée d’une forte communauté juive qui visiblement n’a pas la même conception que lui de la tranquillité et de l’intimité.

« I was tired, hungry. But I found an hotel at last. Hotel ! May a Christian never see a worse.  They showed me a room for one florin, and in it were half a dozen Jews, smoking furiously. “But they can go into another room”, said the Hebrew proprietor, “and then you can sleep”.

«J'étais fatigué, affamé. Mais j'ai trouvé un hôtel à la dernière. Hôtel! Que le chrétien ne jamais voir un pire. Ils m'ont montré une chambre pour un florin dans laquelle il y avait une demi-douzaine de Juifs, qui fumaient furieusement. «Mais ils peuvent aller dans une autre pièce», a déclaré le propriétaire hébreu, "et puis vous pourrez dormir".

Certes dans ses écrits, chaque peuple est caractérisé par des défauts que certains pourraient facilement assimiler à un fonctionnement raciste mais cela serait à mon avis une grave erreur. Faire une lecture de ce livre, avec notre vision du monde et nos valeurs sans prendre en compte le contexte historique, social et politique de l’époque fausse bien évidemment la compréhension des sociétés et des pays que nous décrit Robert Louis Jefferson. Jamais, il n’y a de la méchanceté ou de la haine dans ce qu’il nous raconte des différents peuples qui croisent sa route, bien au contraire il y a souvent chez lui une véritable empathie envers ces populations dont il partage la vie en toute simplicité. Au-delà de l’humour souvent présent dans ses écrits, Robert Louis fait preuve d’un vrai regard de journaliste et c’est ce qui rend son témoignage intéressant.

 
Dans cette région des Carpates, les habitants sont fort peu habitués à la présence de cyclistes et ils sont mêmes selon les dires de Robert Louis Jefferson pas très coopératifs, ne s’écartant que rarement pour laisser le passage malgré l’usage fréquent qu’il fait de sa sonnette.

Il pénètre ensuite en Pologne puis enfin en Russie où les tracasseries administratives commencent dès la frontière.

« To cross the Russian frontier by road is to subjected to indignities which make your blood boil. You are the sport of every jack-in-office, who, bursting with his miserable authority, gives himself airs which the Czar himself would blush at.”

«Traverser la frontière russe par la route c'est être soumis à des indignités qui font bouillir votre sang. Vous êtes la cible de tous les petits fonctionnaires suffisants, qui, débordant de leur autorité misérable, se donnent des airs qui feraient rougir le tsar en personne. »

Se déplacer en Russie n’est pas chose facile. Les infrastructures sont très en retard par rapport à ce qu’il connaît des différents pays d’Europe de l’ouest et, en campagne, le plus souvent, les routes sont inexistantes et les sentiers qu’il emprunte sont totalement inadaptés à la pratique de la bicyclette.

“From the frontier to Dubno, the first town of any importance in Little Russia, was a matter of sixty versts, or forty miles, but sixty versts of land over which there is no made road. When I set out from Radsilevo it was to plough through sand several inches deep, and over a track distinguished from the common country only by the wheel marks made by many carts. Yes, there was no mistaking that this was Russia !”

"De la frontière à Dubno, la première ville de quelque importance dans la Petite-Russie, la distance était de soixante verstes, ou 40 miles, mais soixante verstes de terres sur lesquelles aucune route n’a été construite. Quand je suis parti de Radsilevo, c'était pour labourer le sable de plusieurs centimètres de profondeur sur une piste qui se distinguait des paysages environnants que par les traces de roues faites par de nombreux chariots. Oui, il ne faisait aucun doute que c'était cela la Russie! "

Il suffit que la pluie s’en mêle pour que la situation devienne totalement cauchemardesque pour notre cycliste.

Two miles from Radsilevo found me walking with my machine on my shoulder, and sand up to the calf of my leg; a drizzling rain falling, and a blustering wind soughing through the melancholy-looking trees. " How much more of it?" thought I as I stumbled and fell for the twentieth time. " How much more of it ? " as I rose and shook the powdery sand out of my shoes, and wiped it out of my eyes. Up on the ridge of a hill I saw the rolling country ahead, but not a sign of life, not a human habitation.

« A deux miles de Radsilevo je me suis retrouvé à pied avec mon vélo sur l'épaule, du sable jusqu'au mollet sous une pluie fine, et un vent impétueux sifflant dans les arbres un air mélancolique. "Cela va durer encore combien de temps ?" pensais-je alors que je trébuchai et tombai pour la vingtième fois. "Cela va durer encore combien de temps ?" Je me levai et secouai le sable fin de mes chaussures, et je l’essuyai de mes yeux. Sur la crête d'une colline, j'ai vu le pays s'étendant au loin devant moi, mais pas un signe de vie, pas une habitation. »

De la région de Rovno dont il garde le souvenir d’une plaine plate et stérile, il roule en direction de Kiev dans des conditions climatiques déplorables. Des jours durant il doit faire face à des pluies parfois diluviennes, les chemins deviennent vite impraticables, gorgés de boue et il doit prendre son mal en patience

« Mackintoshes ! As useless as paper in such tropical rains as those of Southern Russia. I was soaked to the skin ere an hour had elapsed. From every part of the machine streams of water descended. Off the road-bed the rain ran in torrents to the ditches, themselves overflowing and lapping into the fields beyond.”

« Mackintosh (célèbre manteau imperméable britannique)! Aussi inutile que du papier sous des pluies tropicales comme celles  de la Russie méridionale. J'étais trempé jusqu'aux os en moins d’une heure. De toutes parts des flots d’eau s’écoulaient De la chaussée, la pluie courait en torrent dans les fossés, qui débordant se déversaient dans les champs environnants. »


Même les villages sont déserts, il ne trouve pas d’aide, chacun demeurant calfeutré chez lui en attendant que la pluie cesse.

« There was not a soul in the place, and I sat down on a bench, exhausted, desperate. I was hungry, tired, drenched to the skin…”

«Il n'y avait pas âme qui vive sur la place, et je me suis assis sur un banc, épuisé, désespéré. J'étais affamé, fatigué, trempé jusqu'aux os…"

C’est aussi la misère d’un peuple qui se réfugie trop souvent dans l’alcool, qu’il côtoie dans les petits villages de la Russie profonde. Si les premiers contacts sont parfois difficiles, l’achat de bouteilles de vodka rend tout de suite les moujiks très hospitaliers et amicaux. L’euphorie obtenue grâce à l’alcool permet à ces pauvres malheureux, quelques heures durant d’oublier leurs misérables conditions d’existence. Robert Louis est alors surnommé « karoshee chevalek » (un grand homme) par ses camarades de beuverie.

 

“It is impossible to enthuse over a bicycle ride in Russia. Think of it—a great road running as straight as a die for nearly a thousand miles, and, dotted on this, only a few squalid villages or tumble-down, forlorn-looking towns. Excitement there is none, except that occasionally offered by a runaway horse or a group of moujiks, the latter always ready to make sport of the bicycle by hurling insults, and sometimes more substantial missiles, at the unoffending bicyclist. People talk about the enormous number of cycles in Russia, yet here had I already covered over a thousand miles of the best Russian roads, and, barring my own, had not seen a single wheel. Clear it is that the cycle is a rara avis on this Central Russian chaussee.”

« Il est impossible de s'enthousiasmer durant une randonnée à bicyclette en Russie. Pensez-donc : une grande route qui file droit comme un "i" pendant près d'un millier miles, parsemée seulement de quelques villages sordides ou délabrés et de villes à l'air désespéré. D'émotion il n'y a pas, sauf quand un cheval s'emballe ou qu'un groupe de moujiks, toujours prêt à susciter un sprint en lançant des insultes et parfois des missiles bien plus concrets, au cycliste inoffensif. Les gens parlent du nombre important de bicyclettes en Russie, pourtant ayant déjà parcouru plus d'un millier de miles sur les meilleures routes russes, en dehors de moi, je n’y ai pas vu d’autres cyclistes. Il est clair que la bicyclette est un oiseau rare sur les routes de Russie centrale. »

Les descriptions qu’il fait s’éloignent parfois totalement de la réalité pour devenir la matière d’une comédie burlesque où son humour typiquement britannique fait merveille.

“My appearance in a village is the signal for a wholesale gathering of the clans. Old men, young men, old women, young women, children, and dogs come tumbling out of their houses, and fall over each other in order to be first in the road to get a near glimpse of the "samokat," as the bicycle is called. Ragged-haired brutes of the canine tribe bare their gums and lick their chops in anticipation of a piece of succulent British calf, and then come with yelps and snarls to the fray.”

“Mon apparition dans un village est le signal d'un rassemblement en masse du clan. Les vieillards, les jeunes hommes, les vieilles femmes, les jeunes femmes, les enfants, et les chiens se précipitaient hors de leurs maisons, et ils tombaient les uns sur les autres afin d'être les premiers sur la route et voir de plus près le "Samokat», comme le vélo est appelé ici. Des brutes au pelage loqueteux de l'espèce canine découvraient leurs gencives et se léchaient les babines en prévision d'un morceau de succulent veau britannique, puis ils venaient avec des jappements et des grognements dans la mêlée. »

Il a des propos très durs sur le fonctionnement de la société Russe. Selon lui « un homme n’est pas un homme en Russie». C’est un papier et, plus le papier, le timbre ou le sceau qui y sont apposés sont grands, plus il est considéré comme un homme de grande importance.

Tout au long du voyage, Robert Louis Jefferson fait de remarquables portraits

Malgré une journée gâchée par le zèle des policiers dans la ville de Valdimir, Robert Louis Jefferson rejoint les berges de l’Oka et de la Volga, huit jours après son départ de Moscou. La ville de Nijni-Novgorod, à la confluence des deux fleuves est, selon lui, l’une des plus pittoresques du pays. C’est aussi à partir de cette ville que l’on plonge dans la Russie la plus profonde et la plus en retard par rapport à l’Occident. Il n’y a plus de route digne de ce nom, selon l’expression imagée de l’auteur, ce n’est plus que la suggestion d’un sentier. Il est fait d’argile, de sable et de pierre où apparaissent les racines noueuses des arbres. Traversant de larges torrents, il monte et descend abruptement et sans détour d’une vallée à une autre, ce qui le rend fort peu propice à l’usage d’une bicyclette. Robert Louis Jefferson, de par ses précédents périples en Russie, connaît ce type de terrain et il s’y est préparé. Il avance doucement en direction de Kazan. Dans cette steppe écrasée par la chaleur, il constate que les populations se mélangent peu. Un village peuplé de Moscovites se reconnaît à son église verte et blanche et à sa croix étincelante, tandis qu’un village Tatar s’ordonne autour d’une mosquée grise, basse et ornée d’un minaret de petite taille. A Simbirsk, comme dans toutes les villes où il y a un club de cyclistes, il est accueillit par ses membres. Ici, le club, présidé par un baron de l’Empire Russe n’est composé que d’une demi-douzaine d’adhérents qui l’accompagnent jusqu’à la sortie de la ville en direction de Samara et qui lui prodiguent un conseil qui donne une idée assez précise de la vie dans ces régions reculées.

“Samara, I learned, would take me at least four days, but for the sake of God, said everyone, " do not miss the road ; there is nothing right or left of that trail, not a house—nothing”

« Atteindre Samara, me prendrait au moins quatre jours selon ce que tout le monde m’avait dit, en ajoutant : « pour l'amour de Dieu, ne manquez pas la route, il n'y a rien à droite ou à gauche de cette piste, pas une maison, rien. »

“A new ride to Khiva”. Robert Louis Jefferson

Finalement ce dont il souffre le plus dans cette partie de son voyage, c’est la chaleur épouvantable qui s’est abattue sur tout le pays.

La société Russe d’aujourd’hui est-elle si différente de celle de l’époque. A Samara, il nous livre la reflexion suivante : “To have a good business, to have a good income is one thing apart ; to have a " datch " on the Volga bank seems the sum total of human happiness.”

« Avoir une bonne entreprise, avoir un bon revenu est quelque chose à part, mais avoir une Datcha sur les rives de la Volga semble être le summum du bonheur humain. » Posséder une datcha n’est il pas toujours aujourd’hui signe de réussite dans la société russe ?

Robert Louis Jefferson souffre sur sa machine, les conditions climatiques sont très difficiles, certains chemins sont impraticables et il est contraint parfois de faire demi-tour. Robert Louis n’en est pas à son premier voyage en Russie, il a préparé minutieusement son parcours et activé des contacts dans de nombreuses villes étapes pourtant sous cette canicule qui l’accable, le moral en prend un coup.

“The road itself was still impassable. Bumping over the ties or creeping along the sandy little track beside the rails, I managed to make some progress; but how lonely and dispiriting everything was. To the right or the left was no sign of life. Off to the north a few hills melted into the horizon, off to the south the bare plain, without sign of house, of tree, or of life,...”

« La route elle-même était encore impraticable. Tout en me cognant sur les traverses ou en rampant sur la petite piste de sable à côté des rails, j'ai réussi à faire quelques progrès, mais tout cela dans une solitude désespérante. Sur la droite ou la gauche il n’y avait aucun signe de vie. Vers le nord quelques montagnes se fondent dans l'horizon, vers le sud la plaine s’étend nue, sans signe de maison, d’arbres ou de vie …»

Entre les villes de Buzuluk et d’Orenburg la piste longeant la voie ferrée est meilleure et il progresse rapidement. Il garde toutefois en tête que chaque kilomètre parcouru l’éloigne un peu plus de la civilisation et qu’arrivé au terminus de la ligne ferroviaire, les choses seront encore plus complexes pour lui. S’il feint d’appréhender le franchissement de cette limite ; il l’attend avec impatience car c’est justement cette plongée dans un monde quasiment inconnu des européens qui l’intéresse. A Orenburg, les cyclistes de la ville, ils sont une cinquantaine, l’attendent avec impatience et ils lui font honneur en organisant une grande réception avec un orchestre militaire jouant, rien que pour lui, l’hymne national britannique, le fameux « God save the Queen ».

 

“A new ride to Khiva”. Robert Louis Jefferson

Mais Orenburg, qu’il considère comme le point où se rencontre réellement l’Occident et l’Orient, est la dernière cité avant le désert du Kara Kum. C’est dans cette cité que s’arrêtent le train, les services postaux mais aussi la civilisation européenne. Pour affronter le désert, il fait des provisions à Orsk et il emporte douze jours de vivre ainsi qu’une réserve de plusieurs bouteilles de vin rouge car il n’est pas sur de trouver de l’eau potable durant la traversée.

Dès qu’il a franchi la rivière Ural (Oural), la progression à bicyclette est quasiment impossible. Le sable profond empêche les roues de tourner et il doit sans cesse porter sa machine. Le premier jour, il constate avec amertume qu’il n’a parcouru que 45 kilomètres dans une solitude absolue. Heure après heure, il avance dans cette immense plaine aride, hostile avec pour unique végétation, quelques touffes rabougries d’armoise. Qu’il tourne son regard à l’Est, à l’Ouest, au Nord ou au Sud, tout est uniforme, l’horizon n’offre aucune perspective. Le moral est à nouveau atteint.

Six jours après avoir quitté Orsk, Robert Louis rejoint les berges de la mer d’Aral. Ici la bicyclette n’a pas encore tracé son sillon dans le cœur des foules. Elle intrigue, elle fait peur aux chevaux mais aussi aux hommes. Ainsi un jour il est fortement malmené par des Khirghiz qui s’en prennent à lui car ils paraissent avoir peur de son « cheval de fer ». Il faudra l’intervention du cocher du tarantass (voiture ouverte, comportant une banquette à deux ou trois places protégée par une capote, un siège pour le cocher, quatre roues à très grand écartement, tirée par trois chevaux attelés en troïka ) qui accompagne Robert Louis lors de la traversée du désert, pour que les choses rentrent dans l’ordre et qu’il devienne l’invité d’honneur du chef de la tribu. Le repas arrosé de koumiss (boisson fermentée à base de lait de jument ou d'ânesse principalement mais parfois aussi de vache ou de chamelle) est constitué d’un immense ragout de mouton disposé dans un grand plat. Selon les règles en vigueur chez les Khirghiz, l’invité doit manger en premier en se servant avec les doigts, puis il fait passer la marmite au maître de maison qui fait de même. Une fois rassasié, celui abandonne le plat à un autre membre du clan et ainsi de suite dans un ordre bien défini qui reflète la position hiérarchique de chacun dans le groupe. Si Robert Louis est quelque peu dégoûté par la façon dont les Kirgizhs mangent ou plutôt se gavent en utilisant uniquement leurs mains, dans des conditions d’hygiène déplorables, il est par contre très admiratif de leur hospitalité. En effet, le clan qui lui a ouvert sa yourte, lui a offert toute la nourriture qu’il possédait, sans calcul, simplement par pure et franche hospitalité, dans le respect d’une tradition séculaire.

Au cœur du désert du Kara Kum (ce qui signifie sables noirs), la progression est de plus en plus lente, il est parfois obligé de marcher pendant 10 à 15 miles sans avoir la possibilité de remonter sur sa machine, ne serait ce que sur quelques centaines de mètres. Marcher devient parfois une gageure tant le sable est profond et la chaleur de cette première quinzaine d’août intense. Malgré sa volonté de faire toute la partie terrestre de ce voyage à bicyclette, à plusieurs reprises, il est obligé de mettre sa machine dans le tarantass et de prendre place aux cotés de son cocher…

Parvenu à Fort n°1, Robert Louis n’est pas, loin s’en faut, au bout de ses peines, il lui reste encore à franchir le Kizil Kum (les sables rouges en turc), un désert bien plus dur que le Kara Kum, et  qui couvre les deux tiers de l’actuel Ouzbékistan. De Fort n°1 à la rivière Oxus, il n’y a pas de point d’eau, pas de nourriture. Quelques nomades, bien souvent des bandits de grand chemin s’attaquant aux voyageurs qui s’aventurent dans ce territoire, règnent en maître sur le secteur, bien loin de la soi disant autorité Russe. Il lui faut donc tout prévoir avant d’entreprendre la traversée. Il est aidé en cela par le gouverneur militaire de Fort n°1 qui a reçu des ordres du gouvernement Russe en ce sens. C’est finalement accompagné de deux guides et entouré de trois soldats autochtones et de trois cosaques, tous armés de révolvers, de carabines, d’épée et de dagues, qu’il entame la traversée. Il a lui aussi un révolver et une carabine Winchester à répétition pour se défendre. 12 moutons sur pied, de la farine, des haricots secs, 24 melons et du pain auxquelles s’ajoute de l’eau pour 16 jours constituent ses provisions pour le voyage. Les rations sont prévues pour 10 personnes, 6 chameaux, 10 moutons et 5 chevaux.

Après plusieurs jours à dos de cheval, Robert Louis peut enfin reprendre son vélo, dans une partie du désert où le sable s’est durci lors des pluies de l’année précédente. C’est à en croire notre homme une sensation fabuleuse que de rouler sur ce revêtement particulier.

Underneath this crust, which was about an inch thick, the soft sand lay to a depth of several feet. It was a most extraordinary sensation to ride on this surface, as the wheels crackled over it, and I could see it waving here and there just as thin ice does under a skater. It was, in fact, the smoothest surface I had ever ridden on, being levelled by nature, and without the slightest sign of rise.

« Sous cette croûte, qui était d'environ un pouce d'épaisseur, le sable mou s'étendait sur une profondeur de plusieurs mètres. C'était une sensation extraordinaire de rouler sur cette surface, quand les roues la faisaient craquer et je pouvais la voir onduler çà et là, tout comme la glace mince fait sous le pas d’un patineur. C'était, en fait, la surface la plus lisse sur laquelle je n'avais jamais roulé, étant nivelée par la nature et sans le moindre signe d’ondulation ».

Après 6 jours de progression dans le désert, la petite troupe de Jefferson atteint un oasis où il est possible d’acheter quelques vivres avant de repartir en direction d’un autre oasis distant d’environ six jours de marche. Il n’est désormais plus possible de faire de la bicyclette tant le sable est profond et brulant aux heures les plus chaudes de la journée. Pire encore, Robert Louis est piqué par une tarentule sous un œil et c’est la moitié du visage gonflé, déformé par le venin qu’il est soigné par un de ses hommes qui réussit à extraire le dard à l’aide d’un couteau. Après de longs moments de souffrance, Robert Louis reprend le dessus et c’est l’occasion pour lui de nous brosser un portrait peu flatteur de la situation sanitaire de ce pays où certaines précautions élémentaires pour un occidental pourraient, si elles étaient appliquées faire très sensiblement baissé le taux de mortalité de la population.

« The percentage of mortality was not greater than in ordinary Siberian towns, but in Khiva and in the other Khivan towns and villages it was frightful, owing principally to the absolute lack of sanitation, and the retention of enormous tracts of morass, which bred malaria of the most pronounced type.

« Le taux de mortalité n'était pas plus grand que dans les villes ordinaires de Sibérie, mais à Khiva et dans les autres villes et villages de Khiva c'était effrayant, en raison principalement de l'absence absolue de système d'assainissement et la conservation d'énormes étendues de marais, où se multipliait le paludisme de la forme la plus prononcée ».

Au delà de ses exploits sportifs, Robert Louis Jefferson est un véritable journaliste. Il donne des détails fort intéressant sur le mode de vie des habitants de la région mais également sur le fonctionnement politique de cette monarchie sous influence russe, sur l’architecture, l’agriculture et sur le système d’irrigation millénaire dont il est admiratif.

C’est un pays en ruine qu’il découvre, une monarchie qui n’a plus aucun dynamisme et une population en déclin. Il parle de 110 000 âmes en 1874 contre à peine 80 000 lors de son voyage vingt ans plus tard. Si le Khan a obtenu du Tsar le droit d’administrer son territoire, il n’est qu’un roi de pacotille, sans pouvoir réel.

“What a sight met my eyes when I dismounted to gaze upon this famous city ! Ruin and disorder spread in every direction. The great walls, seventy to eighty feet high and proportionately thick, were broken, and lay in great heaps of sunbaked clay on all hands. Huge gaps appeared here and there. The roadway which we had to traverse was simply a chaos of dismantled wall. The scene was impressive—here was Khiva, but what a Khiva ! I saw irregular lanes bordered by tall, gloomy walls, all in an extreme state of decay, stretching here and there. Filthy ditches ran down the centre of these lanes; shadow and gloom was everywhere. The atmosphere was white with dust and reeked horribly. Down these narrow lane-like streets we picked our way cautiously, stumbling in the gloom against crouching Khivans, or kicking out of the way sore and miserable dogs that prowled everywhere. At the corners beggars, blind, maimed, or covered with horrible sores, sat in small clusters, with hands outstretched, and, hearing the jangle of the
drosky bells, howled for alms.”

« Quel spectacle s'offrit à mes yeux quand je suis descendu pour contempler cette ville célèbre! Ruine et désordre s’étendaient dans toutes les directions. Les grands murs, de 70 à 80 pieds de hauteur et d'une épaisseur plus importante encore, étaient brisés, et gisaient, de toutes parts, dans de gros tas d'argile chauffée au soleil. D'énormes brèches apparaissaient un peu partout. La route que nous avions à traverser n’était simplement qu’un chaos de murs démantelés. La scène était impressionnante, là était Khiva, mais quelle Khiva! J'ai vu des voies irrégulières bordées par des murs sombres et hauts, le tout dans un état d'extrême délabrement, qui régnait de partout. Des caniveaux sales coulaient au centre de ces voies; ombre et ténèbres étaient partout. L'ambiance était blanche avec de la poussière et sentait horriblement. Dans ces voies étroites faisant office de rues, nous avons choisi notre chemin avec prudence, trébuchant dans la pénombre contre des Khiviens accroupis, ou écartant de notre chemin à coup de pied des chiens faméliques et malheureux qui rôdaient partout. A tous les coins de rue, il y avait mendiants, aveugles, estropiés, ou individus couverts de plaies horribles, assis en petits groupes, les mains tendues, et, qui lorsqu’ils en entendaient le cliquetis des cloches « drojky », hurlaient pour demander l'aumône. "

 « I had arrived. That last day's journey of sixty versts, although not of course so harassing or wearying as some days on the desert, was sufficiently fatiguing to make me glad that the whole thing was over. Gratified as I was at having completed my cycle ride to Khiva, I yet felt a strange, unaccountable desire to get out of it as speedily as possible. The gloom, the wretchedness, the utter decay on every hand filled me with anything but inspiring feelings. My first glimpse of Khiva had brought to me a great shock. I had read Burnaby and several other writers who have visited the city in previous years, but my first glimpse convinced me of one -thing, that I saw Khiva in a far different state to that in which it presented itself to them. The suggestion of the doctor in Petro-Alexandrovsk that the Russians were simply waiting for Khiva to die out had here ample corroboration, and, during the three days I remained in the city, it became patent to me that Khiva is absolutely doomed to obliteration within a few short years.”

« J'étais arrivé. Le dernier jour de ce voyage de soixante verstes, ne fut pas, bien sur, aussi harassant ou lassant qu’une journée dans le désert, mais il fût assez fatigant pour me rendre heureux que tout cela soit fini. Satisfait que j'étais d'avoir terminé mon parcours à vélo à Khiva, j'ai pourtant ressenti un étrange désir inexplicable pour en sortir le plus rapidement possible. La tristesse, la misère, la dégradation totale de toute part, me remplissait de sentiments démotivants. Mon premier aperçu de Khiva avait été pour moi un grand choc. J'avais lu Burnaby et plusieurs autres écrivains qui avaient visité la ville au cours des années précédentes, mais ma première vision m'a convaincu d'une chose, que j'ai vu Khiva dans un état bien différent de celui dans lequel, elle se présentait à eux. »

Pour le royaume de Khiva la présence de Robert Louis Jefferson revêt une importance toute particulière car rares sont les Européens à s’aventurer dans cette région du monde. Il est reçu par le premier ministre et trésorier du Khan of Khiva, Mat Murat qui lui raconte qu’il n’est que le quatrième européen non russe à être venu dans sa ville. Robert, selon ses propres calculs, pensait n’être que le dixième. Finalement peu importe le chiffre exact, les européens qui ont séjourné dans la ville sont, de toute façon, tellement peu nombreux qu’ils ont droit à quelques égards de la part de la monarchie en place. Ainsi, après le premier ministre, Robert Louis a un entretien avec le fils du roi avant d’être reçu par le Khan en personne. Il n’en a pas la moindre envie mais, ne pouvant se défiler sans faire une offense profonde au roi, il est contraint de faire bonne figure lors de cette rencontre imposée qui, il le dit sans ambages, ne lui apporte rien et ne l’intéresse pas.

“All the accounts, graphic and otherwise, that I had read of this celebrated city appeared far too coloured when with the naked eye I surveyed this scene of squalor and wretchedness. Khiva, the half-way stage between Turkestan and Europe, the city of the Khans, the stronghold of the Star races, now but a mass of crumbling ruins ; a huddled population which seems to the European eye to be simply awaiting the end. There is a sadness about the place which is overwhelming. There is nothing inspiriting, nothing to afford to the ear or the eye the slightest recompense for labour spent. Khiva is a sore in more senses than one, it is a stench which the wholesome desert surrounding it could do well without. When, years ago, great caravans trailed from the Afghan and Chinese borders en route to Europe, and paused for rest and revelry at Khiva, this city may have been a great place, where Eastern hospitality and Eastern magnificence were to be seen at their height. Now, when no caravans pass that way, when through the aggressive enterprise of the Russian two iron rails have been laid by "the edge of the world" on the Afghan frontier, and a fleet of steamers has been put on the Caspian sea, and the grim heights of the Caucasus have been encompassed by other railway lines, the days of the caravan are past and Khiva is lost, given over to the desert to dwindle and die.”

« Tous les rapports, graphiques et autres, que j'avais lu de cette célèbre ville semblaient beaucoup trop colorés quand, de mes propres yeux, j'ai arpenté cette scène de misère et de malheur. Khiva, étape à mi-chemin entre le Turkestan et en Europe, la ville des Khans, le fief des « courses de Star », n'est plus aujourd'hui qu'un amas de ruines délabrées, où une population repliée sur elle, semblait aux yeux d’un européen attendre simplement la fin. La tristesse de ce lieu est accablante. Il n’y a rien de motivant, rien à entendre ou à voir pour récompenser de l’effort consenti. Khiva est une plaie à bien des égards, c’est une puanteur sans laquelle le désert sain qui l’entoure pourrait aller bien. Quand, il ya quelques années, de grandes caravanes en provenance des frontières afghane et chinoise en route pour l'Europe, s'arrêtaient pour se reposer et s'amuser à Khiva, cette ville a peut-être été une grande place, où l'hospitalité orientale et la magnificence de l'Est, pouvaient être vues dans toutes leurs splendeurs. Maintenant, aucune caravane ne passe de cette manière. Du fait du développement agressif des Russes, une voie ferrée arrive dans ce bout du monde, à la frontière Afghane et une flotte de bateaux à vapeur a été mis sur la mer Caspienne, tandis que les hauteurs sombres du Caucase ont été englobées par d'autres lignes de chemin de fer, les jours de passage des caravanes appartiennent au passé et Khiva est perdue, entourée par le désert, elle est condamnée à diminuer puis à disparaître. »

Finalement au bout du voyage, il y a cette déception si amère et si forte que Robert Louis Jefferson décide de rentrer en Europe le plus rapidement possible. Robert Louis Jefferson avait rêvé de découvrir Khiva telle qu’elle était décrite dans le livre de Burnaby qui avait illuminé son adolescence et lui qui pourtant nous a montré à maintes reprises qu’il était capable d’affronter des situations difficiles, supporte mal cette désillusion. Il trouve son salut dans le mouvement dans la fuite la plus rapide possible en direction de contrées plus hospitalières.

 

Robert Louis Jefferson est décédé dans une chambre d’hôtel à Melbourne en Australie en 1914. C’est au total une douzaine de voyages un peu partout dans le monde qu’il boucla ainsi en vingt ans dans des conditions difficiles. Son petit fils, qui lui aussi se nomme Robert Louis Jefferson, voit dans ces voyages très éprouvants physiquement, les raisons profondes du décès à seulement 47 ans de son grand père. Robert Louis Jefferson fait partie de ces hommes qui à la fin du XIXème siècle et au début du XXème s’approprièrent pleinement la bicyclette, ce prolongement naturel de l’homme selon l’expression d’Alfred Jarry, l’utilisant aussi bien pour la compétition que pour parcourir le monde. Journaliste, écrivain, sportif dans l’âme, Robert Louis Jefferson a aimé par-dessus tout la bicyclette et pendant de longues années, il a vécut avec elle, des moments de souffrances et de plaisirs sur toutes les pistes et les routes du vieux continent, sans que rien ne vienne les séparer.

 

 

 

 

 

“To Constantinople on a bicycle  the story of my ride” 2nd edition  Robert Louis Jefferson.
Published 1895 by "The Cycle" Press, R.J.Mecredy & Co. Londres, Dublin

“Awheel to Moscow and back: the record of a record cycle ride”. Robert Louis Jefferson. Préface par le  Lt. Col. A. R. Saville. Sampson Low, Marston & Co., 1895. Londres

 “Across Siberia on a bicycle“ Robert Louis Jefferson. 1897, Cycle Press Londres

“Through a continent on wheels” Robert Louis Jefferson. 1898, Simpkin, Marshall, Hamilton, Kent & Co. Londres.

“A new ride to Khiva”. Robert Louis Jefferson, London: Methuen and Co., 1899. réimprimé par Kessinger Publishing, 2010

Following in the horse tracks on Captain Frederick Burnaby’s (1842-1885) famous ride
to Khiva, in central Asia, in 1875, Jefferson undertook the same journey by bicycle.

“Through a continent on wheels.” Robert Louis Jefferson. Simpkin, Marshall, Hamilton, Kent & Co., Ltd., Londres 1899
A record of several rides Jefferson completed in Europe in the 1890’s.

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