Le Petit Braquet
 
- Chronique n° 75 - Albert POPE
 
 

Albert Pope

 

 

Albert POPE

 

Albert Pope

Albert Pope

Une fois n’est pas coutume, l’homme que nous allons évoquer dans ce coup de chapeau n’est pas un passionné de bicyclette mais d’abord un business man. Comme il le dira lui-même en 1903, Albert Augustus Pope n’était pas capable de construire une bicyclette mais il savait comment les vendre. “I could not make a bicycle, if me life depended on it, but I know how to sell them”. Doté d’un sens inné des affaires, il réussit en quelques années, a créer les bases de l’industrie américaine du cycle et à rendre la bicyclette populaire aux Etats Unis

Albert Augustus Pope est né le 20 mai 1843 à Boston dans l’état du Massachussetts. Quatrième enfant d’une famille nombreuse, il est issu d’un milieu de notables. Son père Charles était marchand de bois de charpente. Alors qu’Albert n’avait encore que neuf ans, il connu un profond revers de fortune. Albert fut comme beaucoup d’autres enfants de sa génération contraint de travailler dès l’âge de 15 ans. En 1860, quand la guerre de sécession éclate, il n’a que 17 ans mais il s’engage immédiatement. Pour sa conduite exemplaire durant les batailles de Knoxville et de Petersburg, il terminera la guerre avec le grade de lieutenant colonel. Immédiatement il se lance dans les affaires. Avec l'argent économisé sur sa solde, le colonel Pope (comme maintenant il aimait être appelé) a commencé ses affaires à Boston. Il commença à importer un large éventail de produits manufacturés, des fournitures pour l’industrie de la chaussure, des articles brevetés tels que des pistolets à air comprimé, etc. Doté d’un grand sens des affaires, son entreprise a très vite prospéré et à  30 ans il fait déjà figure de notable aisé.

Albert Pope

En 1876, Albert Pope, lors de la visite de l’exposition du centenaire de Philadelphie, est fasciné par le succès d’un engin qu’il découvre vraiment pour la première fois. Il s’agit de ce que l’on appelle à l’époque un « Ordinary Bike » c’est à dire un grand bi que plusieurs constructeurs britanniques présentent au public américain. Les commandes pleuvent et Albert Pope comprend que cette machine est promise au plus brillant avenir. Là, l’histoire se sépare de la légende qui veut que Pope se soit rendu, peu après, en Angleterre pour en apprendre davantage au sujet de sa fabrication et afin de négocier les droits pour produire sur le sol Américain.

Dans la réalité, Albert Pope mit quatorze mois pour réagir à cette découverte et il semblerait qu’il ne se soit jamais déplacé en Angleterre pour cette raison. Ce serait au contraire selon Bruce D. Epperson (Peddling bicycles to America: the rise of an industry), en accordant l’hospitalité à John Harrington, cycliste et businessman britannique concepteur de la machine dénommée «Arab Bicycle». C’est lui qui aurait montré à son hôte, le Colonel Pope, comment monter et démonter un « Ordinary » et aussi comment s’en servir. C’est en effet à ce moment là qu’Albert Pope commence à pédaler.

Il semble avoir pris goût à cycler et à se promener ainsi. C’est peut être sur sa machine qu’il comprit enfin pleinement l’importance que pourrait avoir dans les années futures la bicyclette et quelle formidable source de profit pouvait s’offrir à lui.

On ne sait pas pourquoi Pope et Harrington ne réussirent pas à s’entendre mais finalement alors que Harrington retourne en Angleterre c’est auprès de Thomas Bayliss de Coventry que Pope passe une commande de huit machines de type «Duplex Excelsior», qui seront livrées en janvier 1878.

 

 

 

A la réception de la commande, Albert Pope procède à un examen minutieux des machines, il comprend qu’avec un peu de temps il lui sera possible de produire des machines similaires à un coût assez nettement inférieur et qu’il y a donc là un fort potentiel de développement économique.

Il lui faut trouver un partenaire économique ayant les compétences techniques pour produire assez rapidement les pièces métalliques nécessaires à la construction des machines. Après quelques recherches, il passe un accord avec la compagnie de machines à coudre «  the Weed Sewing Company » installée à Hartford, dans le Connecticut. Désormais il va commercialiser des bicyclettes sous la marque "Columbia". L’association avec un fabricant de machine à coudre peut paraître surprenante pourtant elle est à l’époque tout à fait rationnelle car les fabricants de machines à coudre possèdent des compétences transférables pour l’usinage et la réalisation de pièces pour les vélos. Certains constructeurs britanniques faisaient déjà appel à des entreprises de ce type et Albert Pope reprend simplement une idée qu’il juge fort intéressante, d’autant que la Weed forge déjà des pièces métalliques pour du matériel agricole et que la qualité de son travail est reconnue. Pope propose à la Weed de construire 50 copies des machines anglaises dont il a fait l’acquisition les « Duplex Excelsior ».

En une période, où des sports comme le baseball, le basket-ball, le tennis et le golf n'existent pas encore, la pratique du vélo constitue une liberté et un divertissement de choix pour ceux qui disposent de cent vingt-cinq dollars, ce qui représente plusieurs mois de salaire pour un ouvrier. Le grand bi est et demeurera jusqu’à la fin un objet élitiste.

En 1878, la production démarre doucement et vient en complément de machines importées. L’entreprise d’Albert Pope vend seulement 50 machines de son propre cru et 42 machines importées. Environ 1000 bicyclettes sont produites en 1879 et l’année suivante, c’est au total 12 000 bicyclettes Columbia qui sont écoulées sur le marché américain et en fin d’année il reste encore 2 500 commandes en attente. Dès 1880, un nouveau modèle, le Spécial Columbia est proposé à la clientèle. Ce modèle qui est le premier fabriqué et surtout conçu par la firme présente de nombreuses améliorations par rapport au Duplex Excelsior.

Albert PopeLes matrices créées et utilisées pour former la tête de fourche avant, la fourche arrière (sur un grand bi on peut considérer qu’il y a une fourche pour chaque roue), les jantes et d’autres parties de la machine étaient suffisamment novatrices pour que l'entreprise les fasse breveter. Dans l’esprit de Pope et de ses collaborateurs, l'objectif est de réaliser le plus possible des pièces entièrement interchangeables et pour que cela fonctionne réellement, ils mettent en place des normes de tolérance très strictes visant à obtenir un travail de précision et de qualité. Henry Ford, quelques années plus tard, s’inspirera des méthodes mises en œuvre dans les usines de Pope pour produire ses premiers véhicules à la chaine.

Le rythme de croissance de la production est très important et le Colonel Pope prend rapidement le contrôle de la Weed Sewing Company, qui est rebaptisée the Pope Manufacturing Company. Dans la foulée, Pope achète d'autres entreprises à Hartford comme the Hartford Rubber Works (fabrique de caoutchouc), et par souci d’efficacité il déplace le siège administratif de son entreprise dans cette ville.

Nous pourrions nous arrêter ici, et, en se contentant de ce que nous disent les biographes d’Albert Pope, brosser de lui un portrait brillant et sans faille. Pourtant comme tout homme, Pope a sa part d’ombre et ce grand capitaine d’industrie n’a parfois pas hésité à écraser les autres pour avancer. Sa volonté d’obtenir à tout prix une position dominante voir hégémonique sur le marché du cycle américain a provoqué ce que l’on nomme parfois la guerre des brevets qui, durant dix ans, secoua l’industrie américaine du cycle.

Pour décrire cette période tumultueuse, Bruce D. Epperson écrit : « Starting in 1879, Pope plunged the bicycle industry into ten years of protracted and bloody legal war fare that destroyed many firms, almost wiped out his own, and could well have strangled the entire cycling industry while it still lay in the cradle ».

À partir de 1879, Pope a plongé durant dix ans, l'industrie du cycle dans une longue et sanglante guerre tarifaire et juridique qui a détruit de nombreuses entreprises, presque anéantie la sienne, et qui aurait bien pu étouffer toute l'industrie du cycle alors qu’elle n’était  encore que dans son berceau.

 

 

 

 

 

Afin de ne pas être écrasé par le paiement de royalties à des détenteurs de brevets utiles dans la construction des bicyclettes, Pope s’est lancé dans une politique de rachat des brevets et de dépôt systématique de brevet au nom de la Columbia pour toutes les innovations techniques sortant de ses usines. Il réussit ainsi après une bataille juridique et financière à acquérir le brevet de Pierre Lallement (voir coup de chapeau à Ernest Michaux), celui-ci travaillant même quelques années pour le colonel. De cet imbroglio juridique trop technique et complexe pour nous intéresser ici et qui se termina au bout de dix ans, devant la Cour Suprême des Etats-Unis, la Pope Company sortit finalement victorieuse et ce fut le début d’une nouvelle ère pour l’industrie de la bicyclette américaine.

 

 

Vers 1895, les choses changent complètement. La bicyclette fait sa révolution. D’objet de luxe, simple jouet pour les riches, elle devient la libératrice de l’homme et surtout de la femme du peuple. On passe de l’Ordinary, ce grand bi élégant, cher, élitiste et dangereux aux « Safety Bike » accessibles à tout un chacun.

 

La compétition féroce entre les fabricants, les nouvelles techniques de production, la standardisation progressive des composants ont suffisamment fait baisser les prix pour que les machines soient désormais à la portée de la bourse d’un ouvrier. Dans cette évolution, le colonel Albert Pope et ses hommes ont joué un rôle primordial. Pope rachète de nombreuses entreprises qu’il regroupe au sein d’un conglomérat dénommé the "American Bicycle Company". On peut considérer que Pope fut le grand organisateur de la popularité de la bicyclette outre atlantique. Le colonel Pope avait probablement une vision beaucoup plus complète de la société américaine que la plupart de ses contemporains. Il s'est rendu compte que la réussite de son entreprise ne passait pas simplement par une rationalisation de la production et une diminution des coûts. L’engouement du peuple américain pour la bicyclette, et en ce domaine il fit beaucoup pour en faire un objet de modernité indispensable aux familles, tout comme l'amélioration du réseau routier de son pays, étaient pour lui des points primordiaux pour l'avenir des véhicules à roues.

Ainsi Albert Pope n'est pas seulement un constructeur, il est également un brillant communicant qui va s’attacher, d‘abord par intérêt, mais aussi par conviction à promouvoir le vélo avec tout le zèle d'un évangéliste nouvellement converti. En 1878, le premier club cycliste américain « the Boston Bicycle Club » se crée et Albert Pope en est un des membres fondateurs. Cela ne lui suffit pas et, quelques jours plus tard, il est aussi partie prenante par l’intermédiaire de plusieurs membres de sa famille, dans la création du Massachusetts Bicycle Club. L’année suivante, Albert Pope est l’un des principaux organisateurs d’une épreuve très médiatisée "Wheel Around the Hub," un événement de deux jours qui réunit 40 hommes socialement bien en vue sur une boucle de 100 miles autour de Boston

Albert Pope joua également un rôle certain dans la promotion de la bicyclette aux travers de discours et d’écrits qui ont inspiré aux Américains, une histoire d'amour avec la reine bicyclette. On sait que Charles E. Pratt, fondateur, avec l’aide de Pope, de la League of American Wheelmen, (ancêtre de la fédération américaine de cyclisme), a travaillé durant de nombreuses années pour celui-ci. Albert Pope est également pour beaucoup dans le livre destiné aux cyclistes américains que publia Pratt en 1880  à Boston  The American Bicycler: A Manual for the Observer, the Learner, and the Expert. Il semblerait que Albert Pope ait largement contribué à la diffusion de ce petit manuel en en faisant distribuer, à ses frais, plusieurs milliers de copies peu après sa parution.

Cela peut paraître surprenant mais Pope et sa compagnie ont joué un rôle non négligeable dans l’émancipation de la femme américaine. En effet Pope qui en ce domaine semble avoir eu des idées très progressistes, a beaucoup communiqué auprès des femmes pour vendre ses machines. Il avait semble t-il compris que la mobilité indépendante qu’offrait la bicyclette aux femmes offrait d’importantes perspectives commerciales à qui saurait le mieux les séduire. Les nombreuses publicités destinées au public féminin témoignent de cet effort de la Pope Compagny.

 

Albert Pope

Catalogue 1895

On peut également considérer que l’un de ses grands héritages est son rôle actif en tant que membre fondateur du mouvement pour l’amélioration des routes «  The Good Roads Movement ». Ce groupe a durant plus de 40 ans fait beaucoup pour l’amélioration des routes de la cote Est à la cote Ouest du pays.

Pope a également lancé un journal hebdomadaire et une revue mensuelle « The Wheelman » qui par la suite s’appela « The Outing ». En 1881, le modèle "Expert-Columbia» de la Pope Company devient le premier vélo américain à traverser les Etats-Unis,  durant un voyage de 103 jours et 3700-miles,  qui s’acheva bien évidemment à Boston.

La Pope Compagny et la marque Columbia ont acquis au fil du temps une solide réputation de qualité  et si l’on en croît ses biographes, tout cela s’est construit autour du fait que Pope a toujours considéré que les machines et la modernisation étaient importantes mais que rien ne pouvait ce faire dans les règles de l’art sans les hommes qui fabriquaient ses produits. Pour lui des employés satisfaits de leurs salaires et de leurs conditions de travail, étaient un gage de productivité et de qualité. Pour cela il a toujours cherché à proposer à ses ouvriers des salaires concurrentiels et il a tenté de leur offrir un cadre de travail bien conçu, agréable et esthétique. Il aurait ainsi pour contribuer au bien être de ses employés, fait réaliser divers aménagements des espaces de travail, et de l’environnement des usines avec des parcs paysagers. Il fit également construire des logements, et également des cantines et des bains pour les ouvriers.

 

Au début du XXème siècle, la Company Pope Columbia possède son propre département Publicité, doté d’un atelier de création et d’une imprimerie. Et ce service élabore une véritable stratégie marketing qui assure le succès de l’entreprise. De nouvelles unités de production sont construites dans différents états américains Massachusetts, Maryland, Ohio and Indiana.

Avec 10 millions de vélos vendus aux États-Unis dans les années 1890, Pope a fait fortune mais loin de se reposer sur ses lauriers et comme beaucoup de ses confrères, il n’hésita pas une seconde à se lancer dans la construction de motocyclettes et d’automobiles à la fin du 19ème siècle.

Il déclara alors

« I believe this horseless carriage business will be one of the big businesses of the future ».

Je crois que la fabrication de cette voiture sans chevaux sera l'une des grandes entreprises de demain.

En 1896, Pope diversifie ses activités et démarre une production d’automobiles et la encore, l’envie d’innover prime puisqu’il décide de financer la réalisation d’un prototype de voiture électrique. De ce prototype naîtra un premier modèle en 1899 et quelques 500 exemplaires de cette machine seront commercialisés. Pope croyait beaucoup plus en la voiture électrique qu’au moteur thermique qu’il trouvait trop bruyant et polluant. A partir de 1897, le marché du cycle américain est saturé et il entame même un long déclin. Les temps sont durs. En 1902, The American Bicycle Compagny se lança dans la production de motocyclettes mais cela ne suffit pas à sauver la société qui cette même année est mise sous séquestre.

En 1903, Pope revint à la fabrication automobile. Il racheta les restes de la Pope Manufacturing Company afin de produire des voitures et des bicyclettes. Mais dans l’automobile la concurrence est tout aussi féroce qu’autrefois dans l’industrie du cycle. Des gens comme Henri Ford, qui se sont inspirés du modèle de production de masse de Pope, sont désormais beaucoup mieux armés que lui pour produire et vendre leurs modèles et en 1907, la Pope Compagny est mise sous séquestre. Albert Pope usé par tous ces combats ne peut plus faire face, il laisse à son fils le soin de gérer ses affaires et il décèdera peu après en 1909.

 

 

 

Au-delà d’une politique industrielle parfois à la limite de la légalité, Albert Augustus Pope restera dans l’histoire de la bicyclette américaine comme celui qui a introduit le public américain aux concepts de transport individuel et de loisirs. Il a travaillé sans cesse pour l’amélioration des routes. Sachant s’entourer d’hommes compétents, il a démontré l'efficacité de la publicité et d'autres approches de marketing de masse. Dans sa volonté d’offrir à tous, les moyens d’avoir sa propre bicyclette, outil d’indépendance s’il en est, il a encouragé volontairement les femmes à se libérer des carcans d’une société très traditionnaliste. Dans le domaine de la fabrication, Pope a mis en place la plupart des éléments clés nécessaires à une production de masse en adoptant une réelle division du travail et en développant l'interchangeabilité des pièces, et en mettant l'accent sur la qualité avec des processus de contrôle rigoureux.


Source : http://oldbike.wordpress.com/

En savoir plus

http://en.wikipedia.org/
http://www.oldbike.eu
http://www.columbiamfginc.com
http://ucapusa.com/
http://www.popepark.org
http://rustyspokes.com
http://www.economicadventure.org

 

bibliographie

“Colonel Albert Pope and His American Dream Machines: The Life and Times of a Bicycle Tycoon Turned Automotive Pioneer”, par Goddard, Stephen B. McFarland & Company, (2000).

Peddling bicycles to America: the rise of an industry”, par Bruce D. Epperson

Wheels of Change: How Women Rode the Bicycle to Freedom (With a Few Flat Tires Along the Way)” par Sue Macy, National Geographic editor

 

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