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- Chronique n° 55 - Nathalie Sergueiew
 
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Nathalie Sergueiew

 

Coup de chapeau à

 

Nathalie SERGUEIEW

 

 

 

Personnage trouble et fascinant à la vie tumultueuse, Nathalie Sergueiew, alias Lily Sergueiew, alias Treasure (trésor) est une aventurière au sens premier du mot. Une femme qui toujours aima les aventures extraordinaires, qui couru le monde sans véritable attache et qui s'engagea volontiers dans les entreprises hasardeuses.

Française d’origine Russe, dans une vie qui pourtant fut brève, Nathalie Sergueiew a trouvé le temps de parcourir l’Europe à pied, le Moyen Orient à bicyclette, d’être journaliste, espionne et enfin, cerise sur le gâteau, agent double…

 

Née en 1912 en Russie, Nathalie Sergueiew arrive à Paris en 1917, lorsque son père émigra pour fuir la révolution bolchévique. Elle est la nièce du général Evguéniï Miller, chef de l'opposition russe kidnappé par le NKVD (service d’espionnage russe), en 1937, à Paris.

Issue d’une famille plutôt aisée, Nathalie Sergueiew semble avoir toujours eu le goût pour les voyages. A peine a-t-elle achevée ses études à Paris, elle entreprend à 21 ans, le périple Paris-Varsovie à pied, via Berlin. Dans cette Europe bouillonnante du début des années 30 il est surprenant de voir une jeune femme voyager ainsi seule. Les raisons profondes de ce voyage nous échappent mais il permet à Nathalie Sergueiew d’améliorer sa maîtrise de plusieurs langues dont l'allemand, le français et l'anglais. Son passage dans la capitale allemande au moment où se met en place le régime nazi qui multiplie les démonstrations de puissance, l’intéresse et même la fascine. Quelques années plus tard, elle revint en Allemagne où elle exerce le métier de journaliste. De ce travail, on a quelques traces dont une interview d’Hermann Goering. C’est probablement lors de ce séjour prolongé dans un pays dont elle maîtrise parfaitement la langue qu’elle se mit à admirer l'idéologie nazie et ses hauts dignitaires. Son admiration est si évidente qu’en 1937 elle est approchée par un journaliste de ses connaissances qui lui propose de travailler pour le régime Hitlérien. Nathalie Sergueiw aurait dans un premier temps refusé cette offre. C’est dans le Paris occupé du début de 1940, que contacté à nouveau par l’Abwehr elle finira par accepter avant de faire une offre de service à la Grande Bretagne. Entre temps, Nathalie Sergueiew aura entreprit un périple à bicyclette qui, bien que n’ayant pas été à son terme pour cause de guerre, n’en demeure pas moins, une véritable aventure pour une femme seule. On pourra certes toujours se poser des questions sur les motivations réelles de Nathalie Sergueiew compte tenu de ce que l’on sait aujourd’hui de sa vie Néanmoins, au-delà du caractère impétueux et difficile de la demoiselle, il fallait une sacré dose de courage pour entreprendre un tel voyage dans une Europe et un Moyen Orient en pleine effervescence.

A la fin de 1938, Nathalie Sergueiew décide d’entreprendre le périple Paris – Saigon à bicyclette, seule et sans assistance. Elle n’en est pas à son coup d’essai en effet après son premier voyage à pied elle a déjà effectué un mini tour d’Europe. Sur sa bicyclette qu’elle a baptisé Pomédor 1er, elle a effectué un circuit qui partant de Paris et y aboutissant a visité de nombreuses capitales Européennes : Berlin, Prague, Vienne, Belgrade et Rome.

Pour son nouveau voyage, elle a fait l’acquisition d’une nouvelle machine qui selon ses dires fut baptisé sur les Champs Elysées par l’aviatrice Maryse Hitlz et qui reçut le nom de Tott’38. Elle ajoute à propos de cet engin une information qui intéressera les connaisseurs : « Il était en duralumin et brillait au soleil comme de l’argent ».

A la question maintes fois posée des raisons pour lesquelles elle avait choisi la bicyclette pour voyager, Nathalie Sergueiew parle de plaisir, de découverte et de proximité avec les populations rencontrées :

« On m’a souvent demandé pourquoi j’avais choisi un moyen de locomotion « aussi peu esthétique » ?
-« Vous vous privez de tous les atouts de la femme : grâce, charme, élégance, beauté ! me dit un jour, un consul de mes amis. Regardez-vous : un coup de soleil sur le nez ; des bras noirs comme une négresse ; couverte de poussière ; et avec vos shorts et vos cheveux couts, on ne sait si on a affaire à un garçon ou à une fille ! »
Sans doute avait il raison : j’aurais produit cent fois plus d’effet en descendant d’avion ou « d’une grand-sport » aérodynamique, ou d’un yacht, ou même d’un vulgaire wagon-lit, suivie d’un porteur ployant sous des valises constellées d’étiquettes de tous les grands palaces de l’univers.
Seulement, voilà : je ne cherchais pas à faire de l’effet et, tout inesthétique que je fusse, j’étais heureuse !
J’avais une grande ambition : connaître les pays que je traversais, non pas leurs villes, mais par leurs bourgades : par le Paysan, par sa vie profonde, secrète, étroitement liée au sol, fidèle à ce passé que notre civilisation occidentale tue et auquel il reste attaché par mille coutumes souvent barbares, par des traditions, dont certaines remontent à des temps païens. Cette ambition n’a pas été déçue. J’ai découvert la Bonté, la Chevalerie, l’Hospitalité, le Désintéressement, au fond de chaumières obscures, dans de pauvres logis. »

Le récit que tira Nathalie Sergueiew de ses deux voyages est intitulé « Routes, risques, rencontres ; Paris – Alep à bicyclette 6000 km ». Ecrit en 1943, il n’est pas construit de manière linéaire et ne fait pas un récit circonstancié des deux voyages de notre exploratrice. Il s’agit plus simplement d’un recueil d’anecdotes et d’incidents qui émaillèrent « les aventures de Pomédor 1er et de Tott’38 ».

Ce type de document peut très vite se révéler ennuyeux car trop anecdotique et nombriliste mais ce n’est pas le cas ici car Nathalie Sergueiew est une observatrice fine et perspicace des populations et des milieux qu’elle rencontre, c’est peut être pour cela qu’elle fut plus tard une espionne d’un grand talent. Au-delà de préjugés et d’expressions mièvres et datées, nous découvrons avec intérêt les us et coutumes d’hommes et de femmes qui semblent à mille lieux de notre vie quotidienne actuelle et qui pourtant ne sont séparés de nous que part soixante dix ans.

 

Nathalie Sergueiew a voyagé seule et sans assistance mais elle a soigneusement préparé son périple. Son vélo est équipé de portes bagages pouvant supporter, outre des effets personnels, une petite toile de tente. Deux portes bidons sont installés sur le guidon. Le vélo possède un système d’éclairage par dynamo, un dérailleur arrière et des cales pied sans courroie ce qui permet à la fois une meilleure efficacité du pédalage et renforce la sécurité car il est possible de dégager rapidement le pied sur des terrains difficiles. Sur le tube reliant la selle au boitier de pédalier a été installée une boite qui contient probablement un nécessaire à réparation et une ou plusieurs chambres à air. Il s’agit d’un vélo fonctionnel et bien pensé pour ce type de périple. Nathalie Sergueiew a apporté beaucoup de soins à la préparation de son engin, forte de son expérience précédente. Moins difficile que le second, le premier raid réalisé par Nathalie Sergueiew lui a, malgré tout, permis de se confronter à tous les types de terrain. Partie de Paris, elle a emprunté les routes bien asphaltées du nord de la France, de la Belgique de l’Allemagne, de la Tchécoslovaquie et de l’Autriche avant de rejoindre la Yougoslavie. De Vienne, elle traversa la province de Slovénie par Maribor, Zagreb, Beograd avant de rejoindre Sarajevo. Ensuite elle traversa l’Herzégovine via Jablanica et Mostar avant de rejoindre l’Italie en empruntant ce qui s’appelait à l’époque « la route du Roi Alexandre » qui suivait la façade maritime de la Bosnie (Makarska, Split, Šibenik). En dehors de cette nouvelle route, les voies de communication étaient alors d’un autre âge comme le constate Nathalie Sergueiew : « « Quel délice cette route unie et jaune » pensais-je en roulant doucement. Le sable crissait agréablement sous mes pneus et j’oubliais déjà les épouvantables chemins que je venais de parcourir, m’enlisant dans les ornières, traînant mon vélo parmi les pierres, ou dérapant dans une  épaisse couche de poussière… 

Bientôt les belles routes lisses d’Italie effaceraient complètement le souvenir de mes déboires.»

Un départ en grande pompe devant l’arc de triomphe

On peut retracer ainsi son second voyage de Nathalie Sergueiew. Elle est partie de Paris au début de l’automne 1938, au pied de l’Arc de Triomphe, sous une haie d’honneur bien particulière (voir photo ci-dessus), en direction l’Italie qu’elle traversa sans anicroche. Le choix de la période de départ peut paraître surprenant car il l’exposait de fait aux rigueurs climatiques de certaines régions mais cela lui permettait de traverser le Moyen Orient avant les grosses chaleurs de l'été qui aurait rendu la pratique du vélo quasi impossible.

Après avoir traversé l’Italie du Nord, elle a emprunté en sens inverse les mêmes routes que lors de son précédent périple entre la frontière et la région de Mostar. Puis elle s’est dirigée à travers le Monténégro vers Dubrovnik où l’on trouve sa trace en novembre 1938, avant de contourner l’Albanie par les villes Serbes de Pec, Prizren, Uroševac, Skoplje et Vèles. Dès son entrée en Yougoslavie Nathalie Sergueiew rencontre des routes et des conditions climatiques peu favorables.

« Pendant quelques temps, je longeais la frontière Albanaise…Puis la route se remit à grimper. Le soleil ayant accompli sa course à travers le ciel, plongea derrière un sommet. Aussitôt le froid devint intense. Très vite la nuit fût complète, une de ces nuits de montagne, claires, transparentes.
Je marchais, poussant mon vélo, butant sur un sol raviné par les eaux de pluies, semé de gros cailloux, parfois de roches éboulées.
J’atteignis, ainsi une fois de plus, un col. La neige en recouvrait le sol. Je remontai à vélo, mais dus bientôt remettre pied à terre, car les enfonçaient trop et, dans toute cette blancheur, je ne distinguais plus mon chemin. La neige me venait jusqu’à la cheville, se glissant insidieusement entre la soquette et le soulier. »

« Depuis le col du Cakor, j’avais fait trente kilomètres en roue libre – trente kilomètres de neige et de froid, dans l’ombre glacée de la montagne. Quoique le journal dont je m’étais enveloppé pieds et mains m’eût tenu les extrémités au chaud, j’étais, par ailleurs, transie. »

Passant la frontière grecque à Négotine, elle rejoint ensuite Salonique, Seres, Drama, Portolago, Xanthis puis Alexandroúpolis dans la province de Thrace Occidentale.

Partout l’hospitalité de la population des campagnes est éblouissante. Offrir tout ce que l’on a ou presque est une chose naturelle pour ces hommes et ces femmes qui sont pourtant tous de petites gens vivant de peu.

« L’homme me fait entrer dans une fromagerie où d’autres gens dorment encore, car il n’est pas cinq heures du matin. On m’apporte à manger, à boire et un brasero est déposé devant moi.

Et comme, malgré tout, je continue à grelotter, un des hommes va chercher une pelisse doublée de fourrure, qu’il me met sur les épaules. »

 

 

 

Après une rapide traversée du nord de la Grèce, Nathalie Sergueiew passe en Turquie et rejoignit Istanbul via Edirne, Lüleburgaz et Silivri. Abandonnant le continent européen pour l’Asie Mineure, elle quitte le bord de la mer de Marmara à Izmit pour rejoindre Geyve, Köstebek et Ankara qu’elle atteint en mars 39.

Dans ces contrées reculées, l’apparition d’une femme sur un vélo est une grande surprise, c’est aussi l’occasion de se réunir et de découvrir le monde moderne.

« Tott’38 fut apportée à l’intérieur de la baraque. Le patron, un grand paysan maigre, l’examina sur toutes les faces, la lampe à la main…Il fallut tout expliquer, depuis le dérailleur, la lanterne, le compteur kilométrique, jusqu’aux sacoches et aux bidons à eau fixés sur le guidon. »

A partir d’Ankara, le voyage est compliqué par la bureaucratie tatillonne du régime Turc.

« On m’avait prévenue, dès le début de mon voyage, que les pires embêtements m’attendaient en Turquie. Personne ne peut se vanter d’avoir traversé sans avatars. »

 

Dès Edirne, l’administration locale lui confisque son vélo que Nathalie ne réussit à récupérer que contre une caution mais cela ne fut rien à comparer avec ce qui allait survenir à Nathalie par la suite. Parvenue à Ankara, elle doit faire face à une inflation des demandes de l’administration turque pour finalement se voir refuser son « visika » (sorte de carte d’identité que recevaient alors tous les étrangers en Turquie), pour rejoindre Konya.

-« Nous ne donnons pas de visa pour Konya , me dit le commissaire de police.
- Comment ? Mais c’est au ministère de l’Intérieur même qu’on a choisi mon itinéraire !...
Persuadée qu’il s’agit d’un malentendu, je retourne au ministère de l’Intérieur, au bureau de presse.

- Effectivement, me répond-on, étant donné les circonstances actuelles, la route de Konya est fermée. Mais nous allons voir un autre itinéraire. Ayez un peu de patience.

Pleine de confiance, j’attends un jour, deux jours, trois jours, une semaine. Le huitième jour, on m’annonce : Le ministère de l’Intérieur, d’accord avec la Sureté de l’Etat-major, vous refuse la permission de continuer votre voyage à bicyclette. Il vous faudra prendre le train jusqu’à la frontière.
Ainsi ce voyage, si difficile à organiser, va se trouver brusquement interrompu en son milieu, et sans raison plausible. »

La guerre est déjà dans l’air et la tension est désormais palpable partout en Europe. Nathalie Sergueiew étudie les routes possibles pour rejoindre la Syrie. La première et la plus logique passe par Konya mais cette à proximité de cette ville que la majeure partie des troupes turques sont cantonnées ce qui de fait rendait la zone difficile d’accès pour un étranger. L’autre route passa par Kayzeri, mais dans cette zone, l’Etat Turque possède des usines de munition et d’aviation ce qui rend le périmètre tout aussi difficile d’accès. Après un examen minutieux des cartes en sa possession, Nathalie s’aperçut qu’entre les deux zones il y avait une piste, qui passant par le désert central de la Turquie et longeant le lac salé de Tuzlu Göl débouchait sur la route à 170 kilomètres d’Adana, dernière grande ville avant la frontière Syrienne.

« Là me dit-on, il n’y a rien, - rien que quelques misérables villages et des centaines de kilomètres, sans un être vivant »

Nantie de ces informations, elle retourna au Ministère mais elle se heurta à un nouveau refus motivé officiellement par la dangerosité du secteur. Nathalie Sergueiew est une femme de fort caractère. Elle a décidé de continuer son voyage et rien ni personne ne peut l’en empêcher, c’est ainsi qu’elle décide malgré tout de quitter Ankara après avoir minutieusement préparé son départ.

« Tout semble être contre moi : chemin inexistant, manque d’eau, climat torride, ignorance de la langue, et surtout : la police alertée sur tout le parcours, les gendarmes qui me guetteront à chaque tournant de la route. Je n’ai pas pour moi la rapidité de la course ; je n’ai pas pour moi le moyen de passer inaperçue…
Dimanche, tout est prêt. Le vélo, allégé au maximum, ne porte que la tente, le sac de couchage, une gourde de 2 litres et la popotte avec son primus. Pas de papier – pas de permis.
Lundi. Jour de départ. Le matin, je suis à la police. Je demande :

  1. Si je prends le train jusqu’à Adana, puis je continuer plus loin à bicyclette ?
  2. Oui
  3. Quand y a-t-il un train ?
  4. Demain soir.
  5. Parfait, dis-je. Pouvez-vous me donner mon visa pour Adana tout de sutie.
  6. Non, c’est impossible. Il faut que vous veniez le prendre demain.
  7. Demain je ne pourrai pas parceque je suis invitée pour toute la journée à un pique nique.
  8. Vous pouvez envoyer quelqu’un.
  9. Je n’ai personne. 
Ils se concertent entre eux, et tout le temps, j’ai l’impression qu’ils vont tout deviner, que ma figure me trahit. Pourtant, on me signe mon visa ! Jusqu’à demain soir, je suis assurée de ne pas être inquiétée. »

Sortir de la ville sans éveiller les soupçons est impossible à bicyclette. Malgré les risques qu’ils encourent deux amis de Nathalie acceptent de l’aider à quitter Ankara incognito. Le vélo, les roues démontées est caché au fond d’un coffre et Nathalie prend place dans le véhicule en robe de ville avec comme objectif de se faire déposer à la sortie du village où démarre cette fameuse piste qu’elle a repérée sur la carte. C’est ainsi en pleine nuit que ses amis la laisse en rase campagne. Dans le noir, elle s’installe sa tente pour quelques heures de sommeil. Elle a décidé de partir dès les premières lueurs du jour, vers quatre heures du matin afin d’avancer le plus possible avant que l’alerte ne soit donnée. Au cœur de l’Anatolie son premier objectif est la petite ville de Koçisar, distante d’une centaine de kilomètres qu’elle se doit d’atteindre avant la nuit, moment où l’on va commencer à la chercher dans tout le pays.

« J’ai très faim car il est 10 heures. Je roule depuis 4 heures du matin et je n’ai pas diné la veille. On me dit que Koçisar est à 40 kilomètres. J’en ai donc fait 60.
Sur les belles routes de France, je l’aurais fait sans me presser, en deux heures et demie, mais sur cette piste, je roule depuis six heures…
Une demi-heure plus tard, je suis sur les rives du lac…C’est le royaume du sel et du soleil. Seul, dans l’air immobile comme lui, un charognard blanc plane, ses grandes ailes déployées…
Sur la surface de la terre surchauffée, l’air tremble comme pris de folie. Et cela est vraiment un paysage satanique, avec cette eau que la réverbération semble tenir en suspens au dessus de la terre, ce sol fendillé, terne et ces berges brillantes, blanches de sel, étincelantes dans la fournaise…
Je roule à même la partie desséchée du lac ; le sel crisse sous les pneus ; la lumière aveuglante et le sel rongent mes paupières, rougissent les yeux…
Les heures continuent de s’écouler lentement. Ma provision d’eau de 4 litres est presque épuisé. »

Le lendemain, après avoir une nouvelle fois passée la nuit chez des habitants qui ont, comme de coutume, partagé avec elle, le gite et le couvert, Nathalie rejoint Aksaray, en redoublant de précaution, car désormais sa fuite est signalée. Par mesure de sécurité, elle évite systématiquement les villages nantis de fils téléphoniques. Elle passe l’après midi cachée dans un fossé, à attendre la venue de l’obscurité qui lui permettra de traverser la ville sans être trop remarquée. Durant la nuit suivante, des pluies importantes rendent la piste impraticable pour un deux roues, et l’a transforme en un champ de boue gluante.
« J’ai trouvé un truc : après avoir débarrassé de sa boue mon vélo, je le traîne, la roue avant levée. Lorsque celle d’arrière, bloquée, refuse de tourner, je la soulève et le fait rouler sur la roue de devant. Je gagne ainsi double de temps de marche ».

Le lendemain, elle poursuit son épuisant jeu de cache-cache avec la gendarmerie turque, profitant de la gentillesse de la population pour se faire nourrir et dormant à la belle étoile pour pouvoir partir bien avant le lever du soleil. Mais sur ces pistes mal balisées et en roulant dans la pénombre, elle se trompe et s’égare à plusieurs reprises. Finalement le quatrième jour, après avoir beaucoup souffert de la chaleur et de la soif, elle arrive dans un village situé à une vingtaine de kilomètres au sud d’Eregli.

« Je sais bien que je devrais éviter ce köy (village)…mais je ne tiens plus sur mes pieds. Ma langue, gonflée, semble remplir ma bouche et le sang coagulé de mes lèvres fendues forme des filets noirs sur mon menton…

La vue des visages humains m’achève. Maintenant que je ne suis plus seule, je ne puis plus lutter ; et comme une masse, je m’effondre, répétant cette seule syllabe : Su, Su (eau, eau), c’est tout ce que je puis articuler. »

C’est finalement au village suivant qu’elle sera arrêtée et ramenée à Eregli. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne réussisse complètement dans son entreprise ; en effet, au moment de son arrestation, elle était parvenue à 70 kilomètres d’Adana et à peine plus de la frontière Syrienne.….

« Lorsque j’entre dans le bureau du directeur de la police, il vient à moi, et me serre la main et dit : Bravo ! Vous venez de faire quelque chose de vraiment difficile ! Tous mes compliments. »

Cet homme est beau joueur et c’est vrai que l’exploit que vient d’accomplir Nathalie Sergueiew est remarquable. Elle a réussi, dans une Turquie armée jusqu’aux dents à échapper à la police durant quatre jours et à parcourir, à travers un territoire inconnu et sans routes, 430 kilomètres.

Renvoyée à l’intérieur des terres, à Konya, la ville dont on lui refusait l’accès, Nathalie Sergueiew, après quelques jours d’une guerre des nerfs, où elle ne cède rien à ses interlocuteurs, finit par obtenir satisfaction. La police turque, lassée par le caractère ombrageux de la demoiselle qui ne rate pas une occasion pour faire gentiment remarquer que ce n’est pas correct pour l’Etat Turc de retenir prisonnière une Française, la renvoi par le train à Adana où elle reprend le cours de son périple.

Passant la frontière libano-syrienne à Kastel-Moaf, elle file vers Alexandrette et Lattaquié qu’elle rejoint à la fin du mois de mai 1939. Elle continue ensuite, toujours à proximité de la mer, jusqu’au nord de Tripoli puis elle arrive à Beyrouth.

Après quelques jours passés dans cette ville cosmopolite, elle rebrousse chemin, jusqu’à Tripoli avant de s’enfoncer à l’intérieur des terres pour rejoindre Alep via Tell Kelab et Homs. C‘est à Alep que la déclaration de guerre l’arrêta et que son rêve d’Asie se brisa définitivement, alors que, selon ses plans, elle prévoyait de remonter l’Euphrate par Deir-el-Zor, Abbou-Kemal et de s’arrêter quelques jours à Bagdad.

« Je traversais en pédalant toujours, la Grèce, la Turquie, le Sandjak et arrivai en Syrie. L’eau disputait au ciel l’espace ! Les arbres à plumes : des palmiers !
C’est au moment où j’allais me mettre en route pour l’Irak, qu’éclata la guerre.
Longtemps, je ne pus me résoudre à rentrer, à rendre vain le long et patient effort. Puis, un jour, j’embarquais à Beyrouth sur le Mariette-Pacha et cinq jours plus tard, j’étais de retour en France. »

Partout, Nathalie Sergueiew observe, photographie, dessine et consigne ses remarques. On comprend à la lire que tout au long de son voyage jamais elle n’oublie son métier de journaliste. Elle nous livre des observations fines sur le mode de vie des populations qu’elle rencontre. Soixante ans avant le sympathique Antoine de Maximy dans ses reportages « j’irai dormir chez vous » Nathalie a comprit que pour bien connaître un pays, il fallait côtoyer ses habitants, vivre à leurs cotés et partager avec eux des moments conviviaux autour d’une table d’un modeste repas avant de se faire héberger. Parfois acerbe dans ses remarques, Nathalie Sergueiew ne fait jamais preuve d’un sentiment de supériorité ou de condescendance. Elle sait être humble et prendre les gens comme ils sont. Cela nous donne un témoignage au plus près de la vie de ces populations sans fioriture ni angélisme. Ainsi au cœur de l’Anatolie elle assiste à une scène bien singulière :

« Dans la rue, un troupeau passe. J’assiste alors à un drôle de spectacle. Derrière les animaux, des femmes qui se tenaient en attente sur le pas de leurs portes, se précipitent vers le milieu de la rue. Elles ont, dans leur tablier, de la paille séchée qu’elles répandent sur les bouses de vache encore toutes chaudes et se mettent à pétrir avec les mains, puis elles emportent vers leur maison le précieux mélange. Elles en feront des galettes qu’elles plaqueront sur les murs pour les faire sécher : cela leur servira de combustible en hiver. »

Partout elle a été reçue avec gentillesse par les petites gens qui hormis dans le quartier musulman d’Alep où elle fût agressée, se sont toujours démenés pour l’accueillir au mieux sans se soucier de son sexe ou de sa religion.

« Le voyageur est reçu à bras ouverts et le paysan le plus pauvre est prêt à tout partager avec lui. Vouloir lui offrir de l’argent serait l’offenser : l’hospitalité se donne, ne se vend pas ! »

Que le voyage se soit malencontreusement achevé à Alep, dans la ville qu’elle nous dit avoir probablement la plus appréciée, lui a peut être laissé un peu moins d’amertume. En tout cas, elle nous livre une description enchanteresse de la ville qui en dehors  du quartier musulman où les européens étaient très mal vus (elle en fit bien involontairement la triste expérience) était à l’époque cosmopolite et accueillante.

« Alep m’enthousiasma ! Je passais mes journées dans les souks obscurs, où les rayons de soleil se glissant par de petites ouvertures pratiquées dans la voûte, frappent en flèche d’or les pavés inégaux. J’adorais ces labyrinthes sans fin, aux murs tapissés d’échoppes, à la foule bariolée, grouillante, pouilleuse et criarde. Je marchais lentement, bousculée, me retournant à chaque pas, trouvant de nuoiveaux sujets d’admiration. J’aimais regarder un chameau traverser les souks de son pas lent et majestueux. A le voir  fendre la foule, la lèvre méprisante – indifférent aux crix et aux injures que soulevait son passage – il évoquait en mon esprit l’image d’une galère romaine, voguant sur les flots toutes voiles déployées.

Le souk que je préférais – celui où je revenais toujours – c’était le souk aux pantoufles. Le vermillon- un vermillon pur y dominait. Des babouches rouges, intérieurement d’un jaune vif, recouvraient les murs, où elles étaient suspendues en rangs serrés. Mais il y avait aussi des bottes couleurs citrons, à revers mauves, agrémentées, sur le devant, d’un gland de soie bleu, entremêlé de fils d’argent. C’était superbe à en hurler !...
Très vite repérée, grâce à ma jupe culotte, j’eus bientôt des amis parmi les marchands. Nous ne pouvions nous comprendre, mais ils me faisaient signe de venir m’asseoir par terre, près d’eux, m’offraient un petit kaoua ou un verre de thé à la menthe, me racontaient un tas de choses, en me donnant des tapes sur l’épaule et je riais et leur racontais d’autres choses, auxquelles ils n’entendaient un traître mot, mais qui leur faisaient se tenir les côtes de joie. »

Alep sera donc la fin du voyage et la fin des exploits sportifs de Nathalie Sergueiew. Avec la guerre s’est une autre vie qui démarre pour elle. On peut lire beaucoup de choses sur les actions et le comportement de Nathalie qui désormais va jouer un rôle important dans la bataille que se livrent les services de renseignements nazis et britanniques. Si l’on en croît Nathalie, elle accepta l’offre d’Emile Kliemann de l’Abwehr, pour mieux connaître le système de l’intérieur et ensuite se mettre aux services des alliés. On peut certes douter de cette version idéale néanmoins c’est finalement ce qui se produisit.

Après avoir été formée par les services secrets nazis à diverses techniques d’espionnage (utilisation d’encre invicible, codification de messages, apprentissage du morse, reconnaissance des uniformes et des grades des militaires des armées alliés…), celle qui désormais se fait appeler « Lily » selon le surnom donné par l’Abwehr, est envoyé en mission en Espagne puis au Portugal avant de rejoindre Londres. Les sources divergent sur le lieu et le moment précis où elle fit une offre de service aux britanniques mais ce qui est certain aujourd’hui, c’est que de 1943 à 1945, elle contribua grandement à l’activité du MI 15, le service d’espionnage anglais. Pendant toute cette période, celle que les services secrets britanniques ont surnommé « Treasure » envoya de fausses informations aux allemands afin de leur faire croire que le débarquement aurait lieu dans les environs de Calais. Mais avec Nathalie Sergueiew, la vie n’est jamais un long fleuve tranquille. Le 17 mai 1944, lorsque Treasure apprend que son chien dénommé Frisson que les anglais s’étaient engagés à envoyer rejoindre sa maitresse à Londres, était mort à Gibraltar, celle-ci entra dans une colère noire. Alors que nous sommes à moins d'un mois du débarquement, elle fait savoir qu'elle a l'intention de faire rater l'opération en envoyant des messages à ses gestionnaires d'allemand en omettant les mots de code qui garantissaient aux nazis que les transmissions étaient authentiques. Elle ne mettra finalement pas sa menace à exécution mais ses sautes d’humeur, des indiscrétions ainsi que les menaces qu’elle profère font qu’elle sera finalement mise à pied. Pour ceux que cette période de la vie de Nathalie intéresse, on trouve depuis 2001, date de l’ouverture par l’Intelligence Service de ses archives, beaucoup d’éléments écrits concernant le rôle de Nathalie Sergueiew dans le travail des Services Secrets Britanniques pour tromper leurs homologues nazis.
Il semblerait, et cela pourrait peut être expliquer, au moins en partie, les réactions imprévisibles de Nathalie Sergueiew que c’est à peu près au même moment, qu’elle aurait appris, après des radiographies, qu‘elle souffrait de graves problèmes rénaux et qu’il lui restait que peu de temps à vivre.

Libre de toute contrainte et malgré une santé de plus en plus fragile elle rentre à Paris et s’engage comme secouriste dans l’armée française.

A la fin de la guerre, elle se marie à un officier américain rencontré à Londres et parle de publier ses mémoires d’espionne sans langue de bois. Elle y dépeint ses contacts au MI15, comme de vulgaires gangsters (selon ses propres termes) ce qui provoque la colère et l’inquiétude des services britanniques. Installée aux Etats-Unis, Nathalie Sergueiew disparaît en 1950. Elle n’avait que 38 ans… Minée par la maladie, mais toujours avec cette même volonté tenace chevillée au cœur et au corps, elle continua jusqu’au bout à écrire ce fameux livre sur ses souvenirs de guerre. Il fut publié en 1966 à titre posthume sous le titre français : Seule face à l’abwehr.

Femme indépendante, courageuse, au caractère bien trempé, Nathalie Sergueiew a montré tout au long de sa vie, une volonté farouche qui lui a fait franchir des montagnes. Il en fallait du courage à une femme pour s’aventurer, seule et sans assistance, sur les routes d’Europe et du Moyen Orien,t dans une période où les nationalismes s’exacerbaient et ou, avec l’approche de la guerre, la tension était chaque jour plus palpable. Parcourir régulièrement plus de 120 kilomètres sur des pistes délabrées et dans des conditions climatiques souvent difficiles, constitue un exploit sportif qui mérite d’être souligné. Certes des coins d'ombre demeurent dans son parcours mais l’erreur est humaine... Vivre intensément, vivre déraciné, vivre vite tel pour être la devise de cette aventurière peu ordinaire.


http://www.nationalarchives.gov.uk/spies/spies/treasure

 

Sauf mention particulière les photos présentées ici ont été réalisées par le petit braquet et sont extraites du livre de Nathalie Sergueiew : « Routes, risques, rencontres ; Paris – Alep à bicyclette 6000 km », les éditions J Susse, 2ème édition, Paris 1944

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