Le Petit Braquet
 
- Chronique n° 39 - Edouard de Perrodil
 
 accueil Retour page d'accueil
 

Coup de chapeau à

Edouard de Perrodil

 

Edouard De Perrodil    [1860 - 1931]

 

 

 

Lorsque l’on sait qu’aller à bicyclette développe la maturité intellectuelle et dissout la mélancolie, lorsque le monde entier sombre dans le péché vélocipédique, lorsque résister est un pénible combat... comment ne pas céder à La Tentation de la bicyclette ?

(La tentation de la bicyclette, Edmondo de Amicis, éditions du Sonneur)

Parmi les écrivains qui ont écrit sur le cyclisme, certains ont tiré leur inspiration de la légende des géants de la route d’autres ont construit des romans ayant pour décor le milieu cycliste d’autres enfin se sont nourris de leur propre pratique de cycliste amateur ou de cyclotouriste pour nous transmettre leur amour de la petite reine. L’homme dont nous allons évoquer la carrière, Edouard de Perrodil fait partie de cette dernière catégorie celle des auteurs pédaleurs.

Edouard Casimir Marie Gros de Perrodil, né le 18 novembre 1860 à Albi (Tarn) est le fils de Ferdinand Gros de Perrodil,ingénieur des ponts et chaussées, et de Françoise Louise née PEZEN. Il est issu d’une famille de très vieille noblesse établie dans le Tarn et Garonne depuis fort longtemps. Dès son plus jeune âge Edouard est attiré par le journalisme et l’écriture et rien ne le prédestine à la pratique du vélocipède. Comme souvent le hasard fit naître une grande passion. Il a 28 ans, exerce le métier de journaliste pour « le petit journal » lorsque un de ses parents éloignés qui est ingénieur aux Ponts et Chaussées lui fait découvrir la bicyclette. Cette découverte est pour lui une révélation et il devient immédiatement un pratiquant assidu et un propagateur zélé de la cause de la petite reine. Certains affirment même que c’est lui qui initiera Pierre Giffard à la bicyclette. Tout en poursuivant sa carrière de journaliste et d’écrivains Édouard de Perrodil, s’essaie également à la compétition. Il s'est attaqué sans succès au record de l'heure d’Henri Desgranges et il a participé à deux reprises à Bordeaux-Paris: en 1892, il se classe vingt et unième, en 56 h 22, à 30 h 45 du vainqueur, Auguste Stéphane ; en 1893, il améliore son temps : 38 h 14 ; il arrive dix-septième, à 12 h 10 du vainqueur, Louis Cottereau.

A partir de 1893 Edouard De Perrodil abandonne complètement la compétition se lançant dans l’établissement de record qui au-delà de la performance sportive réelle, constituent avant tout des raids qui ouvrent de nouvelles perspectives aux cyclotouristes.
Avant d’aller plus loin dans l’histoire d’Edouard De Perrodil, découvrons ensemble le portrait qu’à fait de lui Baudry de Saunier. Ce portrait est inclus dans le texte de « Vélo toro », le premier des récits de voyage à bicyclette de notre auteur pédaleur.
Portrait de Perrodil par Baudry de Saunier

Un poète à bicyclette, un poète qui, l’autre dimanche, a tenté d’établir le record d’une heure sur piste couverte et l’a manqué de vingt mètres, de l’épaisseur d’une rime ! Un poète qui, l’an dernier, s’aligna dans Bordeaux-Paris et arriva vingt et unième pour l’avoir bien voulu. Un poète… Mais la narration de cette course Bordeaux-Paris révélera mieux la nature de Édouard de Perrodil que cent coups de burin. De Perrodil partit tout seul, sans entraîneurs, largement encombré sur son guidon de paniers de victuailles et de paquets. Stéphane avait déjà deux heures d’avance ! Qu’importait à de Perrodil ? Perrodil mangeait du poulet à chaque ville, buvait du champagne et, dans la campagne, poursuivait sur sa bicyclette les papillons qui traversaient la route ! À Tours, il s’arrêta, prit un bain chaud ; puis, l’estomac le torturant, but trois litres de lait et remonta en machine vers Paris. Dix concurrents étaient déjà passés. Mais qu’était-ce cela ? À Châteaudun, il mit pied à terre, trouva des amis et, pendant une heure et demie, leur démontra que la bicyclette était la plus belle conquête de l’homme quand il n’est pas poète, et que Victor Hugo n’a jamais rimé comme Théodore de Banville ! Il reprit alors sa machine et, pédalant à rompre cavalier et bicyclette, arriva à Paris. Il était vingt et unième, je l’ai dit. Il eut mérité de n’arriver jamais.
En septembre 1892, pris d’un besoin de promenade, il partit de Paris un matin en compagnie de M. Willaume, de l’ambassade d’Angleterre, et, quelque temps après, arriva à Marseille ! Il fit un crochet – de cinq cents kilomètres – vers Bordeaux et revint à Paris comme il était parti, toujours persuadé qu’insouciance rime richement avec Perrodil : Deux mille deux cents kilomètres de promenade !
Cette année, dès que le Palais des Machines eut ouvert un vélodrome d’hiver, ça l’a vexé, dit-il, de voir les autres pédaler, et pas lui ! Il a endossé un maillot violet, a débuté en piste, s’est jeté trois fois par terre au virage, dans un match avec Meyan, a essayé, dimanche, le record de l’heure, et, le 25 juin, va partir à bicyclette avec Farman, en Espagne, rechercher l’Andalouse au teint bruni de Musset.
Édouard de Perrodil a trente-deux ans, un mauvais estomac, beaucoup d’amis. Il est petit, porte un binocle, une moustache courte et drue. Il est né à Albi le 19 novembre 1860, d’un père ingénieur des ponts et chaussées, a fait ses études au lycée de Nevers, puis à celui de Toulouse, enfin à celui de Saint-Louis, de Paris. Que faire alors ? De Perrodil aimait le journalisme sans le connaître : il devint d’abord rédacteur en chef de l’Avenir de Seine-et-Oise, à Pontoise ; puis il entra au Moniteur, puis au Petit Journal.
Entre temps – ô type ! – il se présentait aux élections municipales de Paris, où il obtenait un nombre de votes suffisant pour être blackboulé.
De Perrodil a publié déjà, il y a cinq ans, un opuscule amusant, M. Clown, illustré par Blass ; puis une délicieuse plaquette de vers, les Échos. Dans quelques jours paraîtront les Rumeurs de Paris, précédées d’un portrait de l’auteur par le peintre goûté P. Franc Lamy.
Belle et bonne poésie, certes ! Mais, pour la vélocipédie, son meilleur titre de recommandation est d’avoir converti au cyclisme Pierre Giffard (Jean sans Terre), qui, depuis, a fait par milliers les conversions à notre grande religion !

Édouard de Perrodil, Vélo! Toro! De Paris à Madrid en bicyclette
(Flammarion, 1893)

De Perrodil a un vrai talent de journaliste et également de "raconteur" et dans le journal comique illustré « L’auto-vélo » qui paraît à partir de 1897 il s’en donne à cœur joie pour nous livrer des nouvelles comiques ou pour dépeindre tout le ridicule d’un événement touchant de près ou de loin l’actualité du vélo.
Rédacteur au Moniteur universel, au Petit Journal et au Figaro, c’est finalement dans ses récits de voyage qu’Edouard de Perrodil a trouvé sa voie. Joyeux, un rien hâbleur, prolixe, il s’est toujours attaché dans ces récits de voyage à monter en épingle les incidents les plus insignifiants en les ponctuant d’hyperboles et de remarques tragi comiques afin de mieux faire ressortir la performance sportive. Pourtant de ses écrits où les difficultés de la route et le besoin presque maladif de s’alimenter constituent, plus encore que les paysages et les populations rencontrées, l’épine dorsale nait un charme suranné indéniable. Il me semble que par de nombreux aspects, les textes d’Edouard de Perrodil ont un caractère picaresque. Son équipier qui n’est jamais le même dans les quatre périples qu’il va entreprendre, n’est certes pas Sancho Pansa, par contre lui se dépeint volontiers comme un Don Quichotte pédalant. Un peu farfelu, un rien arrogant, condescendant et têtu mais toujours vif et joyeux, appréciant la vie, le vin et la bonne chair.

Maurice Martin dont nous avons évoqué le parcours lors d’une précédente chronique avait coutume de classe les vélocipédistes en trois grandes catégories :

  1. le mangeur de route qui roule sans rien voir, « espèce de déclassé du sport » qui ne fait pas de tourisme et qui se sent perpétuellement en compétition,
  2. le touriste pur, pour qui la bicyclette est le meilleur instrument existant pour faire du tourisme et découvrir de nouveaux paysages,
  3. le véloceman touriste qui essaie de concilier les deux.

A la lecture des périples d’Edouard de Perrodil il faut le ranger dans la première de ses catégories. Relier par exemple, Paris à Madrid en 8 jours soit à peine 200 kilomètres par jour ne paraît pas aujourd’hui un exploit insurmontable bien au contraire. Pourtant à l’époque aucun amateur ne s’était jamais lancé dans un tel défi contre le temps sur des bicyclettes qui rappelons le, ne possédaient pas de changement de vitesse et sur des routes qui étaient bien souvent aussi inconfortables que les pavés de Paris Roubaix. Il ne s’agit pas de courses officielles mais pourtant Edouard de Perrodil prendra toujours soin de faire valider ses records par l’Union Vélocipédique de France. Levé avant le soleil et pédalant souvent jusqu’au milieu de la nuit il ne fait aucune halte touristique, les arrêts sont uniquement liés au repos, au ravitaillement et à d’éventuels problèmes mécaniques. Edouard de Perrodil trouve son bonheur non pas dans la contemplation des paysages mais bien plus dans l’ivresse du mouvement et de la vitesse.

« Car la bicyclette est vraiment l’élément de vie nouvelle qui chassera les vapeurs âcres dont les cerveaux contemporains sont encore alourdis ; elle est le talisman inattendu qui forcera l’homme à descendre de son piédestal de rêveur immobile pour reconquérir, par son propre effort le monde et ses merveilles. »
(Préface à Maurice Martin,Grande enquête sportive du journal Le Vélo.)

Le premier des records d’Edouard de Perrodil fut Paris – Madrid en huit jours qui deviendra un livre intitulé « vélo toro » publié en 1893, mérite que l’on s’y attarde car il nous renseigne sur son auteur bien évidemment mais aussi et surtout sur le quotidien d’un cycliste de l’époque et sur l’engouement que suscita ce raid reliant deux pays frontaliers.

Edouard de Perrodil est un homme de lettres ayant de nombreuses connaissances et il a préparé son premier voyage de manière très méticuleuse en utilisant au mieux toutes les relations qu’il possède au sein de la presse et du monde de la bicyclette. D’abord il décide de faire équipe avec un jeune homme qui est considéré comme un excellent coureur cycliste Henri Farman (voir chronique qui lui est consacrée). Agé de seulement de 19 ans, Henri Farman vient de remporter la course Paris - Clermont Ferrand ainsi que le championnat de France de demi-fond. Il prend également des cours de dessin à l’école des Beaux Arts de Paris et c’est lui qui réalisera avec brio l’ensemble des dessins de l’ouvrage que De Perrodil consacrera à leurs exploits. D’un point de vue technique, dès l’annonce dans la presse de son raid il est approché par différentes entreprises qui souhaitent se faire une bonne publicité et qui lui proposent ainsi qu’à son compagnon de route Henri Farman  une bicyclette l’assistance technique ainsi que des pneumatiques. Ils partiront finalement sur un engin de 12 kilos de la marque Gladiator monté sur des pneus de la compagnie anglaise Seddon. La marque Gladiator leur offrit également les services d’un directeur sportif en la personne de Jules Suberbie, célèbre dans le milieu vélocipédique pour son traité sur l’entraînement écrit en collaboration avec H.O. Duncan (voir chronique consacrée à ce personnage). De Perrodil s’est également attaché à médiatiser au mieux son raid d’abord en produisant plusieurs articles vendant les mérites de son projet puis durant le trajet en transmettant régulièrement des télégrammes d’information à son journal. Dès cet instant il prend soin de parler de record et met ainsi en avant l’exploit sportif et le côté pionnier de l’expérience.

«  Qu’on ne dise pas que ce ne sera pas sérieux comme record ; ce le sera et singulièrement.
D’abord, nous irons par étapes telles qu’on pourra battre le record sans doute facilement mais non pas sans se donner de la peine, je vous le garantis. Ensuite, nous aurons jeté des bases pour des records futurs au point de vue de la route, sur l’état de laquelle nous rapporterons des renseignements intéressants. Cette route pourra devenir la route classique de Paris à Madrid*…

« Quoi qu’il en soit, je ne me repentirai pas de ma tentative, si je puis montrer au monde non seulement vélocipédique, mais profane, ce que peut faire un simple amateur dans le sens académique de mot, avec cet outil merveilleux : la bicyclette…»

Enfin il fait jouer ses relations pour, quelques jours avant le départ, être reçu en compagnie d’Henri Farman par l’ambassadeur d’Espagne à Paris. De Perrodil, qui a la volonté de faire valider son record, ne manque pas de faire tamponner son livret de route par les services de l’ambassade. Ce document qu’il prendra soin à l’arrivée de faire tamponner par l’ambassade de France à Madrid sera également paraphé tout au long du parcours par des membres éminents de l’UVF afin que le record ne souffre d’aucune contestation.

De ce récit que je vous invite à découvrir dans l’excellente réédition réalisée en 2006 par les éditions  « le pas d’oiseau », il ressort le caractère héroïque de ce raid. Bien souvent effectué avec le vent de face, les étapes concoctées par De Perrodil démarrent très tôt le matin pour s’achever au milieu de la nuit. Avec Suberbie, Perrodil a préparer les étapes et retenu les hôtels et parfois même les restaurants la partie française du trajet. On peut résumer le trajet en précisant ainsi les villes étapes : Paris, Tours, Angoulème, Bordeaux, Mont de Marsan, San Sébastien, Miranda del Ebro, Mojados (au sud de Valladolid), Madrid. On peut considérer que Farman et lui parcourent environ 200 kilomètres quotidiennement à une moyenne qui, si elle atteint parfois 25 kilomètres/heure tourne plutôt autour de 20 km/heure soit 10 heures de selle chaque jour. Si on y ajoute les poses les journées commencent le plus souvent à 5 heures pour s’achever à 23 heures. Le voyage effectué du 25 juin au 2 juillet, sous une extrême chaleur surtout dans la partie espagnole nécessite de nombreuses haltes pour les repas et la boisson. Ce rythme apparaît à la lecture du livre tout à fait honorable et nombre des cyclistes venus à la rencontre de nos deux recordmen pour les accompagner et même parfois les entrainer sont souvent irrémédiablement lâchés au bout de quelques dizaines de kilomètres. Le temps et l’état des routes ajoutent encore à l’exploit

« Oh ! La route, la route ici ! Huit centimètres de poussière, d’une poussière mêlée de cailloux ; impossible de rouler sur les cotés : à chaque instant des racines d’arbres nous repoussent vers la chaussée ».

« La pluie tombe, serrée ; et à mesure que nous avançons le vent, plus libre, nous fouette le visage et recommence à nous arrêter…Maintenant des flaques se sont formées sur la route ; nos machines roulent dans ces petits lacs dont l’eau gicle et nous saute à la face, comme le flot brisé par le navire se précipite en paquet de mer sur le pont. »

« Mont de Marsan est, en effet précédé de sept kilomètres de pavés, mais avec d’assez bons bas-cotés. On se range donc en file indienne ; moi, je ne vois rien ; je devine la roue de mon entraineur, que les éclairs me montrent de temps à autre ; je roule de confiance, quelquefois j’érafle le pavé, mais comme je me tiens sur mes gardes, j’évite toutes les chutes… Maintenant les cataractes du ciel se sont ouvertes…
Le sol inondé maintenant est devenu glissant ; il faut exécuter des prodiges pour nous maintenir en équilibre, ce que notre élan nous facilite heureusement. Je suis hypnotisé par la roue placée devant moi, je la fixe nerveusement, et elle m’apparaît presque immobile sous les éclats aveuglants de la foudre, au milieu des millions de gouttelettes qui projettent des miroitements multipliés. »

« Le sol était mauvais ; ce n’était plus de la poussière mais de petits cailloux pointus occasionnant une trépidation des plus désagréables…

Nous poursuivons notre chemin, le sol devient de plus en plus mauvais ; aux petits cailloux pointus plantés dans le sol, se mêlent à présent des pierres répandues en masse sur la route, comme dans le lit d’un ruisseau».

La traversée des Pyrénées au sud de Biarritz est effectuée en grande partie à pied car dès que la pente devient un peu sévère les bicyclettes sans changement de vitesse ne sont plus d’aucune utilité.

« On continuait l’ascension. Douze kilomètres, c’était interminable, la côte allant en lacets, nous réservait à chaque tournant la désagréable surprise de la voir se dérouler toujours en nouveaux serpentins. Nous allions tantôt à pied, tantôt en machine ; il était onze heure ; nous avions une faim dévorante, et la perspective d’une heure de marche sans la moindre habitation. »

Pourtant dans ce qui ressemble malgré tout à une véritable course contre la montre, De Perrodil et Farman savent se ménager régulièrement des pauses tantôt pour aller chez le coiffeur se faire raser la barbe ou pour se rendre dans un établissement d’hydrothérapie. Mais ce qui surprend également beaucoup dans ce récit c’est la quête quasi perpétuelle de nourriture et de boisson d’Edouard de Perrodil et de ses compagnons qui occupent tout leur temps libre et aussi bien souvent leur esprit lorsqu’ils sont sur leur bicyclette. Ils s’arrêtent environ toutes les deux heures pour boire du vin sucré, des litres de lait et parfois un peu d’eau fraiche. Les repas toujours arrosés de vin et parfois même de champagne se composent prioritairement de viande rouge, d’œufs et de bouillon de viande. Dans les campagnes espagnoles où les petites auberges n’ont souvent que du jambon du pain et du vin à leur servir il est malheureux. Et quand il n’arrive pas à se faire servir De Perrodil est très vite énervé.

« - Oui les biftecks saignants ? Ceux que j’ai commandé hier.
- Monsieur a commandé des biftecks ?
Alors j’entre en ébullition… »

« Rien n’est prêt ! Non ce n’est pas cela, c'est-à-dire qu’il n’y a rien ; ce qui n’est pas la même chose…
- Tu vois bien Henri (Farman) je te l’avais dit : en province, c’est comme ça à partir de neuf heures du soir, on ne mange plus, les estomacs sont clos…Enfin, voilà des gens qui viennnent de faire deux cent quarante six kilomètres, avec leurs jambes, …ils arrivent dans un hôtel, il est dix heures et demi et ils ne trouvent rien. C’est donc fait pour des prunes, un hôtel ! »

« Peu à peu la faim nous a repris ; nous sommes épuisés d’énervement ; nous traversons un petit village où nous ne trouvons rien. »

Entre Mont de Marsan et Dax, je me fis servir, sans être nullement talonné par la soif, mais supposant que mon malaise pouvait provenir d’un peu de faiblesse, mon breuvage céleste : du vin sucré. J’en absorbai une demi bouteille avec d’autant plus de facilité que je le trouvai excellent »…

 « Comme un seul homme, nous quittons nos machines, et d’un bloc nous nous engouffrons dans la posada, l’auberge. Ouf ! Quelle chaleur ! Nous nous jetons comme des fous sur ce qui ressemble à un liquide frais… Eau fraîche, vin, piquette, tout disparaît dans nos estomacs altérés. »

« Assez, assez, donnez nous le potage, des œufs et du bœuf »

On est loin ici des régimes sévères que s’imposent les cyclistes professionnels.

 

Par contre De Perrodil utilise souvent des pastilles de kola qui déjà à l’époque étaient apparemment réputées pour leur effet coup de fouet. 

« La chaleur recommence et nous fatigue d’autant plus que nos estomacs sont maintenant absolument creux. Nous usons de pilules de kola, mais après un instant, l’épuisement reparaît… »

Parfois durant le trajet De Perrodil se fait philosophe et il sait se montrer fin connaisseur de l’âme du cycliste :

« Quand l’homme est heureux, il oublie. Seules, les souffrances restent gravées dans son imagination et donnent au temps de la durée.

« La splendeur de la nature en cette saison de l’année où tout verdoie dans les campagnes, et à cette heure du jour où le soleil en s’abaissant couronnait de tons dorés les grands arbres et les nuées formaient avec mon état moral et physique un contraste à mon accablement. »

« Tous ceux qui se sont adonnés au sport vélocipédique connaissent ce sentiment de vif amour propre qui vous pique lorsque, saisi par une complète lassitude, on se sent dans l’impossibilité d’avancer, alors que le voisin semble vouloir marcher encore. On ne veut pas avouer sa fatigue et l’on attend que le compagnon de route parle le premier ».

 

Au-delà des multiples anecdotes qui constituent l’essentiel du récit et qui lui donnent déjà par leur présentation un coté picaresque, De Perrodil construit son personnage (est il réellement comme cela dans la vie de tous les jours ?), comme un Don Quichotte, parfois victime d’hallucination et se comportant en pourfendeur de tout ce qu’il considère comme une injustice.

« Misérable tu veux m’empêcher d’avancer, tu perds ton temps ; souffle donc, souffle donc, va, chante, hurle, je marcherai, vieille toupie ronflante !
Oh ! Oh ! Madrid nous attend et ce n’est pas une ridicule tempête qui nous empêchera d’y arriver. »

« Pendant que je considère ainsi la route, soudain quelque chose de singulier frappe mon regard … une ombre épaisse comme un groupe de personnes.
- Est-ce qu’il y a des gens, pensais je qui me voudrais du mal ? S’ils se précipitent sur moi, il y aura tout d’abord un sacré grabuge, car je marche rondement, par le nom vénéré de Saint Michel l’Archange ! »

« Je ne dors toujours pas, moi ; je regarde l’obscurité épaisse, et je rêve à notre situation étrange…Soudain – c’et à croire que tous les démons de l’enfer en voulaient à notre repos _ déchirant le silence, un miaulement se fait entendre, un véritable hululement prolongé, tellement net, sonore et strident que je me lève sur mon séant et que je m’écrie sans pitié pour mes compagnons : il y a un chat ici ! …
Mais la présence de ce chat m’épouvante  Je me lève, et tâtonnant dans la nuit, je veux aller chercher mes vêtements pour prendre ma boite d’allumettes, alors je trébuche dans les jambes de mes camarades, ce qui ne leur cause pas la moindre émotion, ils sont tous changés en pierre…
Je tâtonne toujours, quand je pense tout à coup que mes vêtements sont restés près de l’endroit où j’étais couché et que je n’avais qu’à allonger les bras pour saisir les allumettes.
Décidément, me dis je perds la tête…
J’incendie une allumette… Rien. Allons, je me suis trompé, il est dans la pièce à coté, le chat. Cette réflexion faite, je me recouche…

Or, un nouveau et horrible miaulement me tira du sommeil. C’était trop fort. Non seulement cet animal est dans notre chambre, mais il hurle, à mon oreille, l’affreux démon ! Et il me semblait déjà sentir sur mon visage la griffe de ce suppôt de Satan.
Une seconde fois, j’allume notre unique bougie. Rien, toujours rien.
Alors, c’est qu’il est invisible, ou je deviens fou, Quelle guigne, mon saint patron ! Je tourne, je retourne, je regarde sous les meubles, il n’y a pas plus de chat que sur ma main.
Enfin, assommé, je me recouche et me rendors.
Les miaulements avaient décidément cessé, mais le chat invisible était toujours là, car une seconde fois je me réveille, et j’entends sur le plancher un frôlement rapide, comme la course d’un feu follet. »

Comme Don Quichotte, quand il comprend qu’il a été le jouet de son imagination il travestit la réalité pour sauver la face.

« Je relève la tête, et apercevant dans la fente des volets un jour brillant, j’en profite pour regarder ma montre : cinq heures.

C’est le moment de se lever. Mais je n’avertis pas mes compagnons, une invective au chat suffira à les réveiller.
Quand je vous le disais, m’écriais je, de toute ma force de mes poumons, qu’il y a un chat ici, ah ! L’horrible bête !

Je vais droit aux volets, je les écarte brusquement, un flot de lumière inonde la pièce. »

Ce qui est le plus surprenant vue de notre époque, où nous avons déjà tout vu et tout entendu ou presque et où téléphone, télévision et internet permettent en un clin d’œil d’être informé de l’actualité planétaire quasiment en direct c’est l’engouement fabuleux que suscite les raids d’Edouard de Perrodil. A Paris de nombreux journalistes et vélocipédistes assistent au départ des deux coureurs qui pourtant à lieu un dimanche matin à 6 heures. Le raid largement relayé par la presse qui s’appuie sur ses correspondants locaux et sur les télégrammes de de Perrodil rencontre partout un vrai intérêt de la part de la population.

(A Bordeaux dans les bureaux du journal « véloce-sport ») : « j’entends la voix bien connue de l’un des trois directeurs du journal, M. Maurice Martin, qui s’écrie d’une voix joyeuse et convaincue : le voilà ! MM. Maurice Martin, Jegher et Rousseau, les trois directeurs, sont d’ailleurs à leur poste. Pendant que les deux premiers m’accablent de questions, le troisième, M. Rousseau, qui dirige en même temps le journal spécial le Vélo, publié à Paris, se précipite sur son bureau et envoie ses télégrammes.

 

 


A l’approche de chaque ville importante des groupes de cyclistes viennent à la rencontre de nos deux compères y compris au milieu de la nuit tant le record qu’ils tentent de réaliser semble à tout un chacun un exploit fabuleux, hors norme. C’est visiblement un honneur qu’il ne faut rater sous aucun prétexte pour de nombreux cyclistes d’effectuer quelques kilomètres en compagnie des deux champions.

« Tout à coup, au travers de la nuit, sur la route, devant moi, apparaît une danse de feu follets. Puis, en quelques secondes, des frous-frous de machines, des cris, des appels ;  attention ! attention ! Ce sont les cyclistes de Mont de Marsan venus à notre rencontre ».

A Valladolid, c’est un groupe de cinquante « bicyclistes qui entourent et accompagnent Farman, notre écrivain pédaleur.

De même la population a connaissance de cette tentative de record par la presse et bien souvent ils sont reconnus dans les campagnes par des personnes qui ne s’intéressent pourtant absolument pas à la bicyclette.

« Le paysan réfléchit une minute, puis il ajoute :
- Ah, mais oui, mais oui, j’ai vu ça dans le journal. C’et vous qui allez de Paris à Madrid. Ben vous n’êtes pas encore rendus ! Nom d’un petit bonhomme ! »

« Pendant notre collation, des plus légères, les paisibles habitants du lieu voulurent savoir qui nous étions. « Ne seriez vous pas, par hasard, ceux qui viennent de Paris ? Los que vienen de Paris ! ».
Quand on le sut, oh ! Alors les regards ne nous quittèrent plus. »

A Vittoria, le journal espagnol le « Heraldo » de Madrid délègue un de ses journalistes qui pratique le vélocipède pour les accompagner jusqu’à la fin du voyage et ainsi faire un reportage quotidien de l’exploit. Les espagnols qui redoutent la chaleur de la vieille castille en plein de juillet ne croient pas que Farman et De Perrodil pourront réussir leur exploit en roulant une partie de la journée sous 45°.  « Plus loin, on ne dormait pas mais les paysans ahuris ont dit en leur patois, en nous voyant nous verser des seaux d’eau sur la tête ruisselante de sueur : «  Ces gens sont fous, ils vont mourir. » Toutefois, un vague sentiment de superstition les dominait, car ils savaient tous qui nous étions… « Los que vienen de Paris ! »

L’arrivée à Madrid que De Perrodil conscient du retentissement qu’aurait son raid avait prédit comme triomphale l’est bien au-delà de ce qu’il avait envisagé.

(A 25 km de Madrid.) « Les pelotons de cyclistes continuent à arriver. Dans les villages, à chaque maison, partout les habitants sont aux fenêtres ou à leur porte.
Voici un dernier peloton, c’est le gros de l’armée du Véloce-Club ayant à sa tête M. Vellerino, sénateur, président de la Société…

Enfin nous sommes à Madrid…Maintenant, la foule ne se contente plus de faire la haie, elle déborde sur le devant. J’allais commencer à être  un peu inquiet, ma foi – d’autant que nous n’étions encore que dans un faubourg -, quand je vois arriver la gendarmerie à cheval qui aussitôt fait dégager les abords, nous pouvons avancer ;  mais à mesure que nous pénétrons dans Madrid, les chevaux eux-mêmes sont refoulés par les masses de peuple qui se précipitent vers cette armée en marche…
Par moment des cavaliers nous serrent et, s’avançant jusque sur nous, crient à pleins poumons : Vive la France ! On agite les chapeaux, les mouchoirs…Enfin la foule devient telle, les cavaliers, les bicyclistes, les voitures, la poussière, tout devient tellement compact, tellement effroyable, qu’il faut mettre pied à terre. »

Dès lors les réceptions et les invitations se succèdent à l’Ambassade de France, au journal Heraldo le jour même puis les jours suivants avec comme point d’orgue la réception organisée Emilio Castelar, ancien Président de la République Espagnole.

La presse française et espagnole se fait largement l’écho du record et elle salue également le renforcement de l’amitié entre les deux peuples qu’il favorise.

« Perrodil et Farman, vaillants champions !
dont la venue, qu’aucun nuage n’a troublée
forme un lien qui renoue indissolublement
l’amitié des deux nations. »

(Manuel Corral Y Maira, journal du Véloce-Sport de Madrid, cité par E de Perrodil)

On a bien entendu beaucoup de mal à imaginer que ce qui pour nous n’est qu’un petit voyage à l’échelle de notre monde supersonique puisse rencontrer il y a peine un siècle autant d’écho. Rappelons simplement qu’en 1895 l’automobile balbutie et que l’aviation n’existe pas encore. Dans un monde qui commence seulement à découvrir le sport en général, le raid réalisé par De Perrodil et Farman tient véritablement de l’exploit et qu’il est salué en tant que tel par la population qui découvre et comprend qu’un autre monde où l’on peut se déplacer découvrir et voyager par ses propres moyens est en train de naitre.

Jusqu’en 1898, Edouard de Perrodil réalisa encore trois autres raids ou plutôt records comme il aimait à les intituler, l’un reliant Paris à Vienne, l’autre Paris à Milan via Nice et le col de Tende et enfin une traversée de l’Algérie.

«  La traversée de l’Algérie à bicyclette, je dois le reconnaître, que l’idée d’entreprendre cette expédition m’avait été suggérée par un journaliste algérien, M. Mallebay, que j’avais rencontré à Paris et qui occupe une situation importante dans la presse de la colonie.
Du jour où le projet du voyage fut arrêté, M. Mallbay, directeur non seulement du Vélo algérien, mais aussi du Turco et de la Revue algérienne, se mit en quatre pour préparer l’expédition et nous frayer les voies.
Il lança des avis dans les clubs cyclistes, soit directement, soit par le canal de la presse algérienne et il eut une idée originale pour nous faire bien venir, dans la mesure du possible, des populations européennes ou arabes, il voulut que ma charge fût faite dans son journal le Turco. »
Durant l’année 1897, Edouard de Perrodil participe à la rédaction de « l’auto-vélo, journal comique et illustré » où il s’illustre par des articles humoristiques sur l’actualité du sport et de la bicyclette. Ce journal qui ne semble pas avoir survécu au-delà de la première année comptait en son sein des noms prestigieux :Alphonse Allais, Tristan Bernard, Willy (le mari de Colette), Emile Cohl, Victor Breyer, Maurice Farman…
Vous pourrez découvrir en fin d’article un florilège des fantaisies de notre écrivain pédaleur que nous avons sélectionné pour vous.

Edouard De Perrodil s’intéressa également beaucoup à l’automobile et il devint chronométreur officiel pour l’automobile club de France à partir de 1899. Il continua également à s’intéresser à la bicyclette, publiant en 1905 une biographie de Guignard. On retrouve encore sa trace en 1906/1907 comme chronométreur officiel de courses cyclistes et automobiles. Puis plus rien. Difficile de croire qu’un homme pour qui écrire semble constituer une seconde nature, se soit condamné au silence. Edouard De Perrodil est décédé, discretement, le 12 mars 1931 à Ambrus (Lot-et-Garronn).

Homme aimant la bicyclette et désireux de faire partager sa passion, grâce à son travail d’écrivain journaliste, Edouard de Perrodil en inventant une forme nouvelle de récit de voyage à contribuer à faire avancer la cause de la petite reine. Don Quichotte aimant la vie, les bons mots et la bonne chère, c’est aujourd’hui un écrivain oublié et c’est bien dommage car la fraicheur et la vivacité de ses récits valent un détour. Puisse ce coup de chapeau vous donner l’envie de le lire…

* Ce ne fut jamais une course cycliste mais une course automobile organisée en 1903 à laquelle Henri Farman participera avec son frère Maurice)

 

Pour en savoir plus

http://www.lepasdoiseau.com/Le Pas d’oiseau. Ce petit éditeur effectue un travail remarquable et il a eu la bonne idée d’inclure dans la réédition de Vélo toro, les dessins d’Henri Farman et de demander à Nicolas Martin, talentueux animateur du site www.encyclique.com d’en faire la préface. D’autres livres consacrés aux débuts du cyclisme sont disponibles chez cet éditeur.

http://www.encyclique.com/ tout ce que voulez savoir sur le cyclisme et la littérature se trouve sur ce site. Un must

Bibliographie non exhaustive

Mister Clown, Paris 1888
Les échos, Léon Vannier, Editeur – Paris 1891
Vélo toro, (Paris – Madrid à bicyclette), Ernest Flammarion, Éditeur - Paris 1893, réédition 2006 Le Pas d’oiseau. Ce petit éditeur diffuse des livres rares
A vol de vélo, raid Paris – Vienne, Ernest Flammarion, Éditeur - Paris 1895
À travers les cactus, (Traversée l’Algérie à bicyclette) Ernest Flammarion, Éditeur - Paris 1896
Les briseurs de chaines, trajet Paris Milan et passage des Alpes, Ernest Flammarion, Éditeur - Paris 1898
Préface à Maurice Martin, Grande enquête sportive du journal
Le Vélo (8 300 kilomètres à bicyclette)
, Paris, E. Brocherioux, 1898.
Le roman de Jacquelin, Ernest Flammarion, Éditeur Paris, 1904.
Guignard, recordman de l'heure champion d'Europe, Dupont Editeur, Paris 1905

Les textes et les dessins qui suivent sont extraits de « l’auto-vélo journal comique illustré ».


Le Cataclysme de 1900
Le Grès, 7 Juin 1897.

Or, je vous dis qu'un beau jour il va nous tomber dessus un de ces cataclysmes auprès duquel  l'affaire-- événement du bazar de la Charité ne paraîtra qu'un minuscule incident, à peine digne d'être rappelé. Seul, l'effroyable bouleversement du Krakatoa pourra entrer en ligne de compte avec la catastrophe qu'on nous prépare. Vous avez entendu parler, c'est sûr, des essais faits ces jours derniers à Paris.au vélodrome de la Seine, avec un tandem et une triplette électriques.  Car que, le jarret humain ne suffit plus, le pétrole pas davantage, la vapeur encore moins, nous voici à l'électricité. Seule, l'électricité est capable de marcher assez rapidement pour nos diables de contemporains affolés de vitesse. Les essais ont d'ailleurs été concluants : soixante kilomètres à l'heure, telle a été la vitesse moyenne des deux nouveaux outils. Il est bien vrai que d'une part un pneu a éclaté par suite de le réchauffement produit par cette (bile vitesse; que de l'autre un accumulateur a pris feu. Mais je vous demande un peu en quoi ces chétifs incidents peuvent bien préoccuper les inventeurs. Ils auraient d'ailleurs bien tort d'être gênés pour un détail aussi insignifiant et d'ordre secondaire, du reste. Il existe un inconvénient autrement grave qui t, s'est révélé dans ces essais étonnants. C'est que soixante kilomètres à l'heure a déjà paru aux inventeurs une vitesse frisant celle de la tortue. Soixante kilomètres à l'heure! Allons donc, se sont écriés les fabricants de nouveaux engins. C'est ridicule; il faut aller plus vite. Ce n'est là qu'un début. Nous verrons dans quelque temps. Et à l'heure actuelle, voilà ces malheureux en train de chercher à faire du cinq cents à l'heure. Quand on prend de la vitesse, on n'en saurait trop prendre. Ici qu'on me permette d'ouvrir une parenthèse. Au théâtre on franchit parfois des années, presque des siècles en quelques secondes. On m'autorisera bien à supposer que nous venons en une seconde de franchir trois années et que nous voici en 1900. Ne viens-je pas de vous dire que quand on prend de la vitesse, on n'en saurait trop prendre ?
Donc nous sommes en 1000. La foule venue pour l'Exposition encombre les grands boulevards. Soudain sur la chaussée, sur les trottoirs une avalanche de camelots se glisse à travers la foule hurlant : le cataclysme de Levallois-Perret. Chacun achète une des innombrables feuilles que débitent ces camelots et on lit diversement raconté et avec plus ou moins de détails, le fait-divers suivant : Un effroyable événement encore entouré de mystère vient d'arriver au vélodrome de la Seine, à Levallois-Perret. Durant une réunion de courses, alors qu'il n'y avait au ciel rien qui put faire croire à un orage prochain, soudain une lueur fulgurante a déchiré l'espace, tandis qu'un bruit absolument semblable à celui de la foudre a fait trembler le sol et ébranlé-toutes les constructions environnantes et aussitôt des quinze mille spectateurs massés dans le vélodrome, il ne restait plus que quinze mille cadavres absolument carbonisés. Seuls trois ou quatre survivants de cet horrible cataclysme, devenus comme fous, viennent d'apporter ces premiers détails que nous compléterons dans une prochaine édition. Les éditions se succédèrent et on sut dès la suivante du reste que cette catastrophe sans précédent était simplement due à une triplette électrique dont un des fils s'était rompu et qui s'était trouvé en contact avec un des coureurs qui la montait. Ce coureur avait, en passant, frôlé une petite femme penchée \sur une balustrade et en raison du nombre des spectateurs, le contact étant général, les quinze mille personnes présentes avaient été foudroyées par l'étincelle électrique, d'une formidable puissance. La triplette pouvait fournir du quinze cents à l'heure. On n'a pu établir les responsabilités.

Edouard de Perrodil,.


Un duel retentissant

La tempête belliqueuse continue à souffler sur le monde du Sport Vélocipédique. Après la série des sanglantes rencontres de ces dernières semaines, voici qu'on nous communique les procès-verbaux suivants : A la suite d'une discussion survenue, entre la trente- deuxième et la trente-troisième absinthe, sur l'influence de la bicyclette dans la gravitation astrale, M. Stick, le funèbre dessinateur de L’Auto-Vélo, a chargé MM. Maurice Farman et Edouard de Perrodil de demander à M. Mascabille, le gai rédacteur en chef du même journal, rétractation des grosses insultes prononcées ou réparation par les armes. M. Mascabille a constitué, pour le représenter, le spirituel et élégant Gabriel Davin de Champclos et l'étourdissant Cycling and C", pseudonyme qui, on le sait, cache une des personnalités velocipodardes les plus en vue.

Toutes les tentatives de réconciliation faites au cours d'un pantagruel dîner ayant piteusement échoué, une rencontre a été décidée.
Elle aura lieu le 15 septembre, à la première lueur de l'aurore, sous l'Arc de Triomphe de l'Etoile (1). Les conditions sont les suivantes : Epées passées au curare avec lames quadrangulaires de 6.66666 de longueur et coquilles de 0'"70 au maximum, maillot de course et gants eu tôle d'acier. Terrain de 2 kilomètres, d'un côté les Champs-EIysées, de l'autre les avenues de la Grande-Armée et de Neuilly. Si un adversaire est acculé soit à l'obélisque, soit au monument de la Défense, il ne sera pas remis en place, mais devra se défendre et mourir en chantant « la complainte des Automobiles agonisantes ». Les reprises seront de 33'"33" 33/00. Le combat cessera lorsqu'un des combattants aura crevé comme un vulgaire pneu.

Fait à Paris, au cabaret-bouge du Père Lunette, dans la nuit du 12 au 13 septembre, à 2 h. 1|2 du matin

Pour M. Stick :
Maurice Farman, G. Davin de Champclos,

Pour M. Mascabille :
Edouard de Perrodil. Cycling and C".

En conformité du procès-verbal ci-dessus, la rencontre a eu lieu cejourd'hui, aux endroit et heure choisis. Les combattants étaient assistés des docteurs F.-É. Murcassé, et T.-I. Biacollé. Aussitôt que le sacramentel <• Allez, Messieurs » fut prononcé par le directeur du combat, la lutte s'engagea, âpre, acharnée, terrible! Les deux adversaires, s'inspirant de leurs ancêtres, les preux guerriers des siècles passés, frappèrent d'estoc et de taille. Des lourdes épées jaillirent des gerbes de flammes. Paris tout entier trembla au bruit des aciers s'entrechoquant. Dix minutes se passent, vingt minutes... Enfin, un peu avant la fin de la première reprise, le mot : halte! retentit. On se précipite : le dessinateur Stick est touché gravement; son opulente chevelure a été traversée de part en part. Le docteur F.-E. Murcassé ayant déclaré que cette blessure, quoique très douloureuse, ne peut mettre le duelliste eu état d'infériorité, il est décidé que le combat sera repris. A la seconde reprise, M. Mascabille est atteint d'une blessure pénétrante intéressant l'ongle du treizième doigt de pied gauche. Une discussion s'établit entre les médecins sur l'opportunité de s'en tenir là, mais les deux adversaires insistent pour continuer. A la reprise suivante, sur un double dégagement suivi d'un coup droit, M. Mascabille voit sou impeccable culotte en feuille anglaise littéralement coupée, de la molletière à la ceinture, par la parade du talentueux barbouilleur. Les jolies spectatrices se voilent la face. La quatrième reprise est terrible, les corps à corps se multiplient, les coquilles sonnent, le glas, la foule est haletante. Enfin, sur un cri de douleur de M. Stick, le combat est arrêté. Un examen minutieux permet de constater une perforation très nette d'un des verres du lorgnon du dessinateur. Après discussion d'une heure 46' 25" 2/5, les médecins déclarent que M. Stick ne peut être incommodé de cet accident; par ce trou il doit, en effet, «y voir» beaucoup mieux qu'avant. La cinquième reprise s'écoule sans incidents. Au début de la sixième, une épouvantable détonation retentit; on se précipite.... on ne relève que deux cadavres. C'était le pneu de la voiture automobile de M. Maurice Farman qui venait d'éclater, causant cette terrible catastrophe. Les adversaires ne se sont pas réconciliés sur le terrain. Fait à Paris, le 15 septembre 1897.

Pour M. Stick :
Maurice Farman, G. Davin de Champclos,

Pour M. Mascabille :
Edouard de Perrodil. Cycling and C".

(1) Ce lieu a été choisi de façon a ce que les reporters do la presse spéciale et les photographes en mal de cinématographie puissent bien suivre; toutes les phases de la rencontre, du haut do ce monument, où de moelleux divans leurs seront réservés.


LE CYCLISTE CHEVAL

Fumet (Lot et Garonne), 28 juin 1897 .

En faisant par dans un récent article, aux lecteurs de l'Auto-Vélo, d'une nouvelle qui a paru sans doute à beaucoup du domaine de la fantaisie; je veux parler de ce sport d'un nouveau genre dénommé la Puçomachie. Bien que les théâtres forains nous aient parfois offert des exercices ayant pour auteurs ces peu sympathiques animalcules, je me vois obligé de reconnaître que la nouvelle annoncée par moi était plus vraisemblable que véridique. Mais, fantaisie n'est pas compte, et je prends texte de cet aveu, pour affirmer que la nouvelle suivante est cette fois l'expression de la réalité la plus tangible. Oui, en déambulant ces jours derniers à travers ces bouillants départements du Midi, qui, par parenthèse sans désirer de cyclone, voudraient bien voir s'abattre sur eux quelques cataractes orageuses, il m'a été donné d'assister à un spectacle absolument inouï. On dit quelquefois que l'idée la plus simple est celle qui arrive la dernière. Je ne m'en étonne certes pas, et en contemplant la. chose en question, je me disais : c'est pourtant vrai, cela ; c'est pourtant ; simple cette idée, eh bien ! il faut pour la voir réalisée que je vienne ici dans ce recoin d'un département méridional. Donc, ce que j'ai aperçu, un jour, en pédalant sur une grande route, le voici : ! Représentez-vous une petite carriole, toute petite dans le genre de ces chétifs véhicules que vous voyez traînés par de maigres bourriquets; carriole à deux places tout au plus, et, à deux roues, comme de juste. Puis, à la place du bourriquet, devinez qui ? Un cycliste.

J'en demande pardon à mes frères en cyclisme, la substitution étant peu flatteuse pour eux, mais que diable voulez-vous que j'y fasse? Le l'ait brutal était là. Il y avait à la place du quadrupède un cycliste. Un cycliste, monté sur sa bicyclette naturellement attelé comme l'eussent été un cheval, un âne, un chien, un chameau, voire même un éléphant. Les deux brancards s'avançaient à droite et à gauche de ce brave, sou tenus par un système de courroies, je le répète, tout comme dans un attelage ordinaire. Et. le cycliste, lui, pédalait tranquille comme Baptiste, dans ce rôle d'un nouveau genre!
Avouez que l'idée n'était point banale. Alors je me suis dit : ce que c'est que de nous, pourtant; une foule d'inventeurs se détraquent la cervelle à chercher des systèmes à dormir debout pour véhiculer toute leur smala; voilà un gaillard qui n'a pas été chercher midi à quatorze heures. Il a juché sa famille sur une carriole et il s'est transformé en quadrupède, tout simplement. Et il roulait fort bien, croyez-moi, l'équipage. Vous dire qu'il faisait du quarante à l'heure, serait outrepasser audacieusement les limites de la vérité, mais il avançait fort convenablement. Tout est affaire d'entraînement d'ailleurs, vous le savez bien. Nul n'ignore qu'au Japon les chevaux n'existent pour ainsi dire pas; leur service est rempli par des hommes-coureurs qui, par l'entraînement, arrivent à véhiculer leurs compatriotes sur des distances inimaginables sans éprouver de fatigue sérieuse, consultez plutôt « Madame Chrysanthème » de ce merveilleux conteur qui a nom Pierre Loti, eh! bien, que cette idée de véhiculer ses semblables avec des bicyclettes se répande et il est certain qu'on arrivera bientôt à battre des records du monde, en cet accoutrement. En tout cas, puisqu'on cherche toujours des matches à sensation, voilà une idée à exploiter, pour une réunion plus ou moins extraordinaire. Exploitez, exploitez, directeurs de vélodrome, il en restera toujours quelque chose.

Edouard de Perrodil.


LES GROS NUMEROS

Ambres 31 août 97.

Ouf! Nos frères, les cyclistes de Bordeaux, de Bordeaux, la patrie des grands hommes, l'ont échappé belle. Vraiment, c'est à faire se hérisser les cheveux sur les crânes chauves, quand on songe au danger qu'ils ont couru. Fort heureusement, nos frères de là-bas en ont été quittes pour la peur, une peur dont leurs tubes, non pas pneumatiques, mais intestinaux se souviendront quelquefois, j'en suis sur. Vous avez bien lu cette inénarrable et bordelaise histoire du maire de Bordeaux — oh! Ces maires — voulant imposer à ses subordonnés un gros numéro sur leurs bicyclettes, sous prétexte de sécurité publique, et le soir, le même gros numéro sur \acre ou papier lumineux. Hein! il n'y a qu'un maire, armé de son conseil municipal, capable d'inventer des folichonneries pareilles. Notez que le ministre de l'intérieur a déjà, et une fois pour toutes, réglementé la circulation, cycliste sur toute la surface du territoire français. Mais, qu'est-ce qu'un ministre, fût-il vingt-cinq fois de l'Intérieur, auprès d'un maire, et d'un maire de Bordeaux, la patrie des grands hommes ? Le règlement suffisant pour toute la France, ne pouvait convenir aux Bordelais, c'est évident. C'est alors qu'il eut l'idée, des gros numéros, l'excellent homme. Je ne vois pas très bien en quoi la sécurité publique es se fût trouvée en meilleure santé, parce que les bicyclettes eussent été munies de ce signe indicateur. Le système n'eût pas empêché un pédard quelconque, de se laisser aller dans la rue Sainte-Catherine, par exemple, à son allure habituelle d'oison en rupture de basse-cour; et quand l'idée de se rompre le cou n'entre pour rien dans l'esprit de ces essences de ces brutes lancées à toute vitesse au milieu d'un effroyable encombrement, que diable voulez-vous que lui fasse la pensée de son gros numéro '?  Ah! je sais bien. Cela facilitera la besogne des agents ! Un coup d'œil sur le délinquant, et ça y est ! Oh ! Insondable maire de Bordeaux. Mais les pedards qui sont des brutes, quant à la vitesse, sont de vrais bordelais pour la malice. Et ils eussent tôt fait de dissimuler le gros numéro, le cas échéant. Mais respirons, l'orage s'est dissipé, à Dans l'une des dernières séances du Conseil municipal girondin, le maire et ses acolytes se sont entre regardés dans le blanc des yeux, ont cligné l'œil gauche et se sont dit : « Nous allions faire une gaffe, Suffit. » Et le magistrat a publiquement assuré le Conseil que l'administration n'avait en aucune façon l'intention d'infliger aux cyclistes le port des gros numéros visibles pendant le jour et lumineux pendant la nuit. « Elle se réserve seulement, a ajouté ce digne papa des Bordelais, d'exiger la stricte observation des arrêtés réglementant la circulation des vélocipèdes. » A la bonne heure. Voilà qui est parler. Je ne regrette qu'une seule chose dans le retrait de l'arrêté municipal. C'est l'histoire drolatique, à coup sûr, que nous eût occasionnée sa mise à exécution. Je vois d'ici un des premiers cyclistes, en règle avec la loi, se baladant la nuit avec une lanterne de forte dimension et sur cette lanterne un formidable numéro. Vous jugez de l'effet produit sur certains passants qui, n'étant pas cyclistes, n'eussent été en rien au courant des arrêtés municipaux. Ils auraient, à coup sûr, pris le cycliste pour un homme-réclame d'une espèce particulière, faisant l'article pour une marchandise d'un genre des plus singuliers. Mais, ce qui eût été plus amusant encore, c'est qu'un agent des mœurs, se méprenant, ait amené le personnage au gros numéro devant « Monsieur le maire « sous prétexte d'attentat à la moralité publique ! ! Encore une fois le brave homme n'a pas voulu faire rire à ses dépens, et a retiré les gros numéros de Damoclès, suspendus sur la tête des cyclistes bordelais. Ce qui prouve, à n'en plus douter, que Bordeaux est bien la patrie des grands hommes, le génie ne consistant pas seulement à avoir des idées et une volonté ferme, mais aussi à savoir en changer à temps.

Edouard de Perrodil.


Les Rasoirs Officiels

Ambres, 12 juillet "1897.

Voici le moment ou les personnages officiels, depuis nos seigneurs les ministres jusqu'au plus modeste « Môssieu le maire si tant est qu'un maire puisse être modeste vont être appelés à présider les distributions de prix, sur toute la surface du territoire. Nul n'ignore que sous prétexte de distribution de prix, lesdits personnages distribuent en même temps des discours, d'autant plus fastidieux que les gaillards auxquels ils s'adressent pensent, en ces cérémonies là, à toute autre chose qu'à ce qu'on leur raconte. Il est, en effet, à remarquer que juste à l'instant où les « jeunes élèves » vont prendre la clef des champs, ces pauvres ramollis d'officiels vont les entretenir des grands hommes de Plutarque, ou, ce qui est même le plus fréquent, de politique ! Il est bon d'ajouter, du reste, que si le verbiage officiel qui dans quelques jours va tomber, comme une grêle, est parfaitement insipide, les prix qui vont également tomber aussi drus, sous forme de livres à couvertures multicolores, ne le cèdent en rien, sous ce rapport, aux élucubrations susdites. Je sais bien que parfois on sert aux «« jeunes élèves » des œuvres complètes de nos grands écrivains, mais c'est rare d'abord, et c'est tout de même fort peu intéressant puisque le même élève, peut, pour une somme fort modique se procurer dans la première librairie venue l'ouvrage qu'on lui a généreusement octroyé. Et si encore on consultait l'élève sur son auteur préféré ! Donc à tous les points de vue, les distributions de prix sont devenues des cérémonies dont l'emblème pourrait être un rasoir officiel de taille gigantesque. Notez que ce que je vous raconte là est tellement vrai que je me souviens d'un temps où l'on parla sérieusement, dans les sphères dites gouvernementales, de substituer, aux livres comme prix dès billets de chemin de fer pour permettre aux lauréats de faire pendant leurs vacances un voyagea travers le continent. Hélas! cet intéressant projet fut renvoyé à l'examen de la Chambre qui sera élue en l'an 3000 si le régime parlementaire existe encore. Malgré ce piteux échec, je veux proposer à notre Gouvernement un projet analogue, Qu'il décrète, vu la prospérité du cyclisme, vu les vertus aussi incontestables qu'incontestées attachées à la pratique de ce sport, que désormais, par une mesure audacieuse autant que radicale, les livres de prix sont supprimés! L'article 2 du décret cyclo-révolutionnaire portera que les livres supprimés seront remplacés par des bicyclettes. Et aïe donc ! Voilà comment on fait les nations grandes et fortes. Je sais que ce sera sensiblement plus cher. Mais quoi ! le Gouvernement d'abord pourra obtenir des réductions sérieuses. Peut-être, même, pourra-t-il installer une « usine d'Etat » pour bicyclettes de distributions de prix. Afin d'exiger au plus haut point l'émulation, il pourra enfin créer une automobile d'honneur... plus tard... plus tard !... Maintenant, [jour être complète, la réforme devra porter sur le second point, beaucoup plus délicat, dont j'ai parlé au début : les discours officiels. Car on juge à quelle intensité d'abrutissant ennui atteindrait un panégyrique de Caton le Censeur, d'abrutissant ennui, dis-je, pour les malheureux élèves à qui, pendant toute la durée du discours, tout un magasin de bicyclettes tirerait l'œil. Il faudrait donc décider du même coup, dans un article 3, que les discours porteront désormais sur la meilleure manière de monter à bicyclette, sur les bienfaits du cyclisme en général et de la ballade en particulier. Si le maire est un ancien champion, il racontera ses exploits passés, en tapotant sur son ventre arrondi, un maire n'allant généralement pas sans cet attribut distinctif, aussi distinctif que son écharpe. Il dira, par exemple : Si j'avais continué à faire de la bicyclette, vous voyez je ne serais pas affligé de cet embonpoint néfaste. Mais (en se rengorgeant), voyez-vous, mes travaux ne me le permettent plus. Un maire ne s'appartient pas, mais vous n'êtes pas tous appelés à devenir des maires (heureusement), et vous pourrez à mon âge faire encore de la bicyclette ce qui vous donnera la vigueur, la santé et l'élasticité, vertus indispensables à un citoyen libre Rrran ! ! ! Quand cette bienfaisante révolution sera accomplie, les « jeunes élèves » ne se morfondront plus aux distributions de prix et les discours ne seront plus ou seront peut-être un peu moins des rasoirs officiels.

Edouard de Perrodil.


DOUBLEZ LES CLAVICULES

Notre pauvre nature humaine est, hélas ! Soumise à toute espèce d'épidémies. Il y a même des épidémies d'ordre moral aussi bien que d'ordre physique ; mais dans ce dernier genre, que de variétés nombreuses et bizarres ! Sans parler des maladies classiques comme la peste, le choléra,le typhus etc., qui sont, elles, de nature essentiellement épidémiques, vous trouvez l'influenza, la grippe, le rhume, et surtout le rhume de cerveau; vous trouvez encore les furoncles, les clous de toutes grandeurs et dimensions. Il y a des époques où tout le monde a des clous. Quand vous voyez vos amis, ils vous racontent les uns qu'ils ne peuvent plus s'asseoir, parce qu'ils ont un affreux bouton, placé de la manière la plus étrangement ridicule et la plus déplaisante; les autres qu'ils ne savent pas ce qu'ils ont au milieu du dos, qu'ils sont obligés de se faire gratter toute la journée par des camarades complaisants; d'autres enfin vous apparaissent avec un nez terminé en pointe comme autrefois les escarpins de nos aïeux, et ce phénomène on ne sait pourquoi, brusquement arrive à cinquante personnes à la fois: c'est une épidémie.
Il y a, le croirait-on ? Jusqu’à des épidémies d'accidents! le mal, en apparence, le moins épidémique. Les gens s'administrent des torgnoles effroyables, on ne sait, non plus, pourquoi, par périodes. Quelle n'est pas votre stupeur en apprenant à deux ou trois jours d'intervalle que messieurs un tel, un tel, et un tel, se sont cassé la figure, une épidémie, une véritable épidémie de billes cassées.
C'est ainsi que la vélocipédie devait naturellement engendrer son épidémie spéciale, une épidémie excessivement spéciale, celle des pelles, avec rupture de la clavicule. C'est une circonstance étourdissante que celle-là ; ce qui prouve que dans notre sport cycliste tout est étourdissant : quand vous tombez, c'est toujours la clavicule qui paye pour les autres fractions de l'organisme, j'entends parmi les professionnels de ce sport. C'est une épidémie de professionnels. Dans ces derniers temps le fléau a pris les plus inquiétantes proportions. Déjà l'année dernière, le Docteur Lucas Championnière, présentant un rapporta l'Académie des Sciences, avait parlé de vingt-sept clavicules cassées sur les vélodromes en l'espace de deux ans, si je ne me trompe ; cette année, la salade des clavicules menace de devenir le phénomène épidémique le plus ahurissant du siècle. Voilà pourquoi je me permettrai de donner un conseil extrêmement sérieux aux mères de familles, pour le moment où mettant au jour un nouvel être humain du sexe mâle, elles rêveront, pour lui, un avenir de triomphe et d'ivresse tel que celui qui est réservé à nos illustrissimes pédales, ce conseil se résumera en trois mots : Doublez les clavicules.

Oui, doublez les clavicules, mères de famille qui rêvez pour vos fils la profession de coureur. Quand peu d'heures après, la naissance du nouveau- né, vous direz, admirant sa conformation : nous en ferons un coureur ! N’oubliez pas d'ajouter: mais voilà, c'est cette satanée clavicule qui est gênante. Et alors, n'hésitez pas, profitez de l'extrême jeunesse du nouveau-né pour lui mettre une seconde clavicule. Ce ne sera pas toujours commode, je l'avoue, mais, outre que les fabricants intéressés à la profession du métier de coureur vendront tout un stock de clavicules de confections, des chirurgiens spéciaux apparaîtront et vous rendront dans cet ordre d'idées les plus signalés services.
Ce système, je vous le garantis, mères de famille, assurera l'avenir de vos fils, au cas où, plus tard, une épidémie du genre de celle dont nous avons été et dont nous sommes encore les témoins, venait à sévir sur le monde des professionnels. N'hésitez pas, mettant à profit l'expérience du passé, à prendre une mesure capable d'assurer la permanence des triomphes futurs de votre progéniture.

Edouard de Perrodil, 1897.


Saint-Madras, priez pour nous

Ambrus, 3 août 1897

Il ya quelques temps, un mois tout au plus, s'est produit dans le monde cycliste un événement qui, sans doute, n'a pas passé inaperçu, mais qui n'a certainement pas fait le tapage auquel on était en droit de s'attendre. Et pourtant il semble qu'une immense révolution soit contenue en germe dans cet événement ; révolution analogue à celle qui, voici dix-neuf siècles vit une des personnes divines se revêtir d'une malheureuse carapace humaine afin de racheter notre race maudite.

N'avez-vous pas tous lu, qu'une course vélocipédique ayant été donnée dans une ville du département de la Dordogne, un vénérable curé dudit département, l'abbé Madras, se trouva parmi les engagés. Des professionnels ! ! ! ! Oui, oui, oui, c'étaient des professionnels; du moins ce n'étaient pas des amateurs, les engagés de la Dordogne; or « celui qui n'est pas avec moi est contre moi », a dit l'Eternel ; ce n'étaient pas des amateurs classés, paraphés, étiquetés; donc, c'étaient des professionnels !

Des professionnels ! ! ! ! ! ! Oh ! ! ! ! ! !

Un curé l'abbé Madras, a osé quitter son autel, sa  chaire, son auguste presbytère ; il a ôté sa soutane, l'audacieux, et il a couru ! La seconde personne de la Trinité divine n'eut pas un courage plus grand quand elle consentit à s'affubler de notre croupion, que l'abbé Madras quand il osa revêtir un maillot multicolore.  Et l'histoire raconte même que le brave homme ne se comporta pas trop mal et fut classé dans un très bon rang, malgré une foule d'avaries à son pneu et d'avanies à sa personne. D'avanies à sa personne, cela n'a rien que de fort naturel, il y a des gens intelligents partout. Mais voilà, l'apostolat ne se fait pas sans douleur. Quant aux langues des bonnes commères du pays, vous jugez si elles ont dû battre la générale. Il est certain qu'elles peuvent s'attendre, les bonnes vieilles, à voir leur curé monter en chaire un de ces dimanches pour leur dire : « Aujourd'hui mes frères, les vêpres n'auront pas lieu; vous n'ignorez pas, en effet, que je suis engagé à la course de vélocipèdes. Et comme je compte bien décrocher la timbale, j'ai pensé que le mieux était de supprimer l'office de ce soir. » Mais, ne plaisantons pas. L'initiative hardie prise par l'abbé Madras, qui est venu racheter par son incarnation professionnelle une race maudite, est un fait inouï et qui est passé vraiment trop inaperçu, mais on y reviendra. Est-ce que le fait qui a engendré la formidable révolution à laquelle j'ai fait allusion n'a pas, dès les premiers temps, passé complètement inaperçu du monde païen.

A ce propos, que sont donc devenus les chercheurs de patrons pour cyclistes? Drôle de profession qui n'a guère rendu jusqu'à ce jour, si je m'en réfère au mutisme de la Renommée à ce sujet. Eh! bien! le voilà votre homme, o chercheurs de patrons pour cyclistes, le voilà, c'est ce bon curé de la Dordogne.

Au lieu d'aller chercher des Sainte-Pélagie, sous prétexte que le mot pelle est plus ou moins contenu dans Pélagie (Oh ! mon Dieu !) prenez donc tout simplement le nom du bon curé, et dites bien vite tous les matins, en vous éveillant :

« Saint-Madras, priez pour nous ! »

Edouard de Perrodil.

Le Petit Braquet : Août 31, 2009

signature

 
 

© lepetitbraquet.fr