Le Petit Braquet
 
Chronique n° 26 - Hélène Dutrieu
 
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Hélène Dutrieu

Coup de chapeau à

 

Hélène DUTRIEU  (1877-1961)

 

 

 

 

Comme nous l’avons vu lors des coups de chapeau, consacré à Lucien Lesna et surtout aux frères Farman, à la fin du 19ème siècle, beaucoup parmi de ceux qui étaient  passionnés par les innovations et la vitesse ont fréquenté le milieu du cyclisme au temps où il était novateur avant de s’envoler pour un autre milieu plus attirant l’aviation.

Le personnage dont nous allons tenter d’évoquer la vie a suivi ce parcours, poussé comme les autres par une irrésistible envie de découvrir, d’aller toujours plus vite, toujours plus haut. Et comme il s’agit d’une femme, les choses furent encore plus difficiles et compliquées à une époque où beaucoup d’hommes considéraient que faire du sport n’était pas une bonne chose pour la gente féminine. Pourtant Hélène Dutrieu bravera tous les dangers et tous les interdits, réussissant là où bien des hommes auraient vite baissé les bras, ses surnoms : la flèche humaine et « the girl hawk » (la femme faucon) en témoignent.

Hélène Marguerite Dutrieu naquit à Tournai en Belgique le 10 juillet 1877. Fille d’un officier de l’armée Belge, elle abandonne l’école à l’âge de 14 ans  pour gagner sa vie. Menue, de petite taille mais vive et dynamique, elle décida très vite de se lancer dans le sport cycliste, encouragée en cela par son frère Eugène. En ce domaine, les sources sont rares et divergentes on parle parfois de son frère Eugène comme Directeur Sportif du cirque Excelsior ou d’une écurie Excelsior. Il aurait également été en son temps un coureur cycliste populaire dans le nord de la France. Le seul point sur lequel les diverses sources s’accordent c’est l’influence qu’eut Eugène sur la carrière cycliste de sa petite sœur. Dès 1895, alors qu’elle a tout juste 18 ans, Hélène participe à de nombreuses courses. A cette époque, les épreuves féminines sont uniquement des courses sur piste organisées dans le cadre des très nombreux meetings qui fleurissent un peu partout en Europe. D’ailleurs si le cyclisme féminin a mis très longtemps à se développer et même tout simplement à exister, les premières épreuves féminines intervinrent quasi en même temps que les courses masculines. Lors de la troisième réunion organisée en France, à Bordeaux au début du mois de novembre 1868, peu après celle du Parc de Saint Cloud et celle de Toulouse, une course de dames figurait au programme pour la plus grande joie du public. Cette course fort longue (500 mètres) couronna Mademoiselle Julie qui entra ainsi dans l’histoire comme lauréate de la toute première course du monde réservée aux femmes. En 1869, une américaine Madame Turner, participa sous le pseudonyme de Miss América, à la toute première course sur route, le fameux Paris Rouen qu’elle termina à une honorable 29ème place pour 33 coureurs classés à l’arrivée.

En 1895, quand Hélène Dutrieu commence à s’aligner au départ d’épreuves cyclistes féminines nous ne sommes plus dans un désert. Malgré une société encore très machiste, de nombreuses réunions sur piste proposent une ou plusieurs épreuves aux femmes. Simplement elles sont cantonnées sur les vélodromes et il n’y a pas, à ma connaissance, d’épreuves sur route réservées à ces gentes dames. Les possibilités de s’exprimer existent donc mais pour une femme de l’époque, participer à des courses pouvait être difficile à assumer. Cela impliquait de braver l’opinion publique qui avait tendance à tenir ces sportives pour des artistes de cirque avec tout le coté péjoratif que l’on y attachaît. Entre une artiste de cirque et « une fille de mauvaise vie » la différence était bien souvent infime dans l’esprit du commun des mortels. On peut dire, je crois sans travestir la réalité, que dans un tel contexte, ces femmes, ces pionnières firent preuve de beaucoup de courage et de force de caractère.

Surnommée "quart de Vichy" par ses amis en raison de sa petite taille, la belge Hélène est aussi volontaire qu’elle est menue ce qui va faire d’elle la reine des vélodromes pendant quelques années. Il est bien sur impossible d’établir des comparaisons avec les performances des féminines aujourd’hui tant le matériel et les techniques ont évoluées néanmoins Hélène Dutrieu semble être la première à avoir atteint les 40 kilomètres sur une heure derrière entraîneur ce qui constitua à l’époque un officieux record du monde de l’heure.

En 1897 et 1898 elle remporte les tout aussi officieux championnats du monde de vitesse des femmes à Ostende, en Belgique. En août 1898 elle s’impose également dans le Grand Prix d'Europe. En novembre 1898 elle gagne « the 12 days race » (course de 12 jours) à Londres. Léopold II, Roi des Belges montra en cette occasion qu’il était un homme en avance sur son temps, en considérant que les femmes comme les hommes pouvaient être reconnues et honorées pour leurs qualités sportives. Il attribua en effet à Hélène Dutrieu, la Croix de Saint André, haute distinction belge embellie de diamants en l'honneur de son succès.
Décorée par son Roi, double championne du monde, Hélène considèra dès lors qu’elle avait fait le tour des possibilités que pouvait lui offrir le cyclisme de compétition. Ayant toujours la bougeotte, elle rêve déjà d’autres cieux alors elle gagne Paris où elle souhaite faire une carrière de comédienne.

Après avoir assisté au spectacle à la mode intitulé "looping the loop", elle décida d’en faire autant, sinon mieux. En juillet 1903, on la retrouve dans un cabaret de Marseille, l’Eldorado où elle présente un spectacle de haute voltige sur motocyclette. Il semble que son numéro se soit d’abord déroulé dans une cage grillagée où elle effectuait une rotation complète. Ce numéro semble avoir un grand succès à l’époque car on trouve trace d’Hélène à Londres dès septembre de la même année.

Puis elle décide de modifier son spectacle en supprimant « la piste cage » et en effectuant un tour sur elle-même dans les airs avant de retomber sur ses roues. Pour cela elle loue un terrain à Boulogne sur Seine, et elle fait élaborer quelques plans par un architecte, M. Frossard. Avec l’aide  d’un ingénieur elle fait construire une nouvelle piste adaptée à ses désirs et son nouveau numéro fut un grand succès. Elle est ainsi devenue la “flèche humaine”, effectuant un saut dans le vide sur sa motocyclette lancée à toute allure d’un plan incliné. Pour certains ses exhibitions auraient été effectuées sur un vélo ce qui semble moins plausible. Cette passion ne dura qu’un temps et très vite Hélène éprouve le besoin de voir autre chose. Elle a fait le tour des possibilités qu’offrait une bicyclette et même une motocyclette pour avoir des sensations fortes. Son besoin d’adrénaline va la pousser irrésistiblement vers les nouvelles inventions à la mode en ce début de siècle. Hélène s’essaye alors aux courses automobiles entre 1904 et 1907. Puis comme les frères Farman, comme Léon Bathiat, Lucien Lesna, Edouard Nieuport, Edmond Audemars et Alexandre Anzani dont nous avons déjà évoqué les brillantes trajectoires lors de précédentes chroniques elle est attirée par l’aviation. A l’époque l’aviation en est à ses premiers pas, elle ouvre les airs à la découverte, à l’exploration et seuls les aventuriers les plus téméraires osent s’y risquer. Après avoir assisté à un vol de Wright elle décide de devenir aviatrice au cours de l’été 1908.La société Clément-Bayart, avec qui elle aurait apparemment collaboré lors de sa carrière de pilote automobile, venait tout juste de construire, sur la base d’un projet de Santos Dumont, un petit appareil que l’on nommait «Demoiselle» et qui nécessitait un pilote léger pour effectuer les essais. Une femme pouvait convenir par son poids et constituer en même temps une publicité de premier ordre. Hélène malgré son inexpérience posséde un argument du poids : elle pèse moins de 50 kilos.

Quand Hélène Dutrieu essaya la Demoiselle en décembre 1908, peu de pilotes dans le monde possédaient la maîtrise d’un aéroplane. A 31 ans, elle n’a jamais piloté. Santos Dumont, à qui elle a demandé conseil, l’a renvoyé assez froidement. Le jour prévu pour le vol, en décembre 1908, un mécanicien donna quelques recommandations à Hélène peu de temps avant le départ. Habituée à prendre des risques sur un vélo ou sur une moto, Hélène s’élança, décolla et monta comme une flèche, mais soudain effrayée de voir ainsi le sol s’éloigner, elle poussa le manche vers l’avant beaucoup trop fort et elle atterrit brutalement. L’avion fut complètement détruit, mais Hélène s’en tira simplement avec une grosse frayeur. Elle reprît néanmoins son apprentissage et dès le mois d’avril 1909 elle réussit ses premiers vols en solo, avec virage. En ce début 1909, aucune licence n’est nécessaire pour piloter un aéroplane et ce n’est que quelques mois plus tard que l’Aéro Club de France exigea le passage d’un brevet, véritable permis pour piloter un engin sur le modèle de l’Automobile Club de France qui imposait désormais le permis de conduire à tout chauffeur qui dépassait les 30 km/heure en rase campagne. En décembre 1909, l’Aéro Club publia la liste des 17 premiers heureux élus. Dès lors ce fut la ruée dans les écoles d’aviation qui se créèrent rapidement pour faire face à la demande autour des pionniers qui bien souvent étaient à la fois pilotes titulaires d’un brevet et constructeurs. Les frères Wright à Pau, Louis Blériot, Henry Farman, les frères Caudron en région Parisienne ouvrirent des écoles. Ils y enseignèrent les rudiments de l’aviation : formation théorique (portance d’une aile, traînée) et pratique (mécanique du moteur, utilisation et réglage des commandes, réglages des cordes à piano de l’aéroplane) en dehors des envolées proprement dites. Ils apprirent également aux futurs pilotes, l’importance de décoller et d’atterrir de préférence vent de face.

 

 

 

Hélène devant la demoiselle en décembre 1908

 

Assagie par son accident, Hélène DUTRIEU s’inscrivit en septembre 1909 dans l’école Farman de Mourmelon et elle y effectua des vols sur biplan Farman-Gnome. Elle connaissait les frères Farman depuis longtemps, quand eux aussi faisaient du vélo (voir le coup de chapeau qui leur est consacré). Elle aurait dû être la première femme au monde à obtenir son brevet, mais pour des raisons administratives (elle est Belge), l’octroi d’une licence française lui fut refusé en 1909 et c’est finalement Elise Deroche qui se fait appeler Raymonde « baronne de la Roche » qui réussira la première son brevet.
Le 9 avril, Hélène bat le record du monde féminin de distance avec un vol de 45 km en 40 minutes entre Belfied aux Pays-Bas et Bruges en Belgique. Elle effectue également plusieurs vols en altitude au-dessus de Paris. Elle n’a peur de rien et ce petit bout de bonne femme qui fait la nique à des pilotes chevronnés continue à faire ce qui lui plait quand cela lui plait. Elle aurait ainsi défrayé la chronique et créé un attroupement en volant en sous-vêtements…Légende ou réalité, difficile à dire en tout cas, Mademoiselle Dutrieu fît preuve d’une force de caractère et d’une liberté hors du commun dans son parcours que cela ne serait pas surprenant.

Forte de ses succès elle écrivit alors à Roger Sommer. Celui-ci venait de construire le biplan portant son nom, avion énorme comparé à la frêle ”Demoiselle”. Convaincu par Hélène Dutrieu, de ses qualités de pilote, Sommer lui confia son avion. Pour le premier essai de ce nouvel appareil, l’aviatrice décolla facilement. Elle réussit à revenir au-dessus de la prairie d’où elle avait décollé, et après 20 minutes de vol, elle réussit à se poser parfaitement. C’était en avril 1910. Le mois suivant, elle participa au meeting d’Odessa. Au cours d’un passage à basse altitude, elle accrocha la cheminée d’une petite maison et se trouva au sol, son appareil complètement démoli. SOMMER qui venait d’apprendre que son aviatrice n’avait pas son brevet, cassa le contrat.

 

En juillet 1910, Dutrieu fît une apparition remarquée à Reims. Henry Farman et Louis Seguin sont parvenus à lui faire entendre raison et elle a accepté de repasser son brevet de pilote auprès de l’Aéro-Club de France, officiellement cette fois. Durant l’été 1910, Hélène Dutrieu et son Farman-Gnome brillent dans les meetings aériens. Elle est souvent l’unique femme au milieu d’hommes, capable de soutenir des performances comparables. Sa prestation lors des meetings à Hasselt et à Blankengerge en Belgique, emmenant avec elle son mécanicien Béaud, et réussissant ainsi une première mondiale, et son vol non-stop au-dessus de la campagne de Ostende à Bruges en septembre (autre première mondiale) font d’elle une grande dame de l’aviation.

En quelques mois Hélène Dutrieu réussit plusieurs grandes premières et entre ainsi dans la légende :

- première femme belge pilote d’avion,
- première femme (au monde) ayant exécuté un vol au dessus de la campagne,
- premier aller-retour, ville à ville sans escale, accompli par une femme pilote,
- première femme ayant effectué un vol avec passager,
- record (officieux) d’altitude: environ 400 m,
- record (officieux) de durée: environ 35 à 40 minutes

- record (officieux) de distance: environ 45 km.

Avec son mécanicien Béaud

Le 5 décembre 1910, elle gagna la coupe Fémina, parcourant 60 kilomètres 800 en 1 h 09 minutes. Toute l’année 1911 fut consacrée aux meetings et exhibitions dans toute l’Europe. Considérée en 1911 comme un pilote professionnel chez Maurice Farman, Hélène Dutrieu participa en Europe à de nombreux vols de démonstration, dans le but de promouvoir les aéroplanes du constructeur et l’aviation en général. Grâce à sa célébrité qu’elle sait faire fructifier Hélène a apporté ses propres commanditaires. Elle disposait même d’un budget personnel et bénéficiait maintenant chez Farman d’une logistique à faire pâlir de jalousie beaucoup de pilotes : une automobile et deux mécaniciens, avec en réserve plusieurs biplans et plusieurs moteurs. En mai se disputa à Florence en Italie, la Coppa Del Re (Coupe du roi). Quatorze concurrents étaient inscrits. Elle remporta l’épreuve d’endurance, battant Védrines et Tubuteau, deux spécialistes de cette discipline exigeante qui demande de la patience et des nerfs d’acier.
En août, elle se rendît pour trois mois aux Etats-Unis par bateau avec son équipe de mécaniciens, deux avions et cinq moteurs. Elle bâtît plusieurs records du monde féminin d’altitude et de distance.

Elle remporta enfin, en décembre de la même année, la deuxième coupe Fémina avec un vol de 254 km 800 en 2 h 58. Le 9 janvier 1913, le gouvernement français lui accorda la Légion d’Honneur, récompense très rare pour une femme qui plus est étrangère et elle devint également Officier de l’Ordre Léopold, en Belgique. Ni la gloire ni la peur du risque ne firent reculer quelqu’un de déterminé comme Hélène. En juillet 1912, elle est la première femme à voler en hydro aéroplane, sur le lac d’Enghien dans le Val d’Oise, à bord d’un Farman à moteur Gnome de 50 chevaux équipé de flotteurs Tellier. Pourtant de nombreux pilotes qu’elle a côtoyé durant les sept années écoulées sont morts, victimes de leur passion comme Edouard Nieuport, Wilbur Wright, Harriet Quimby (1ère femme à traverser la Manche)… Malgré le danger lié à la fragilité des machines rien n’arrête Hélène Dutrieu qui continue de piloter avec toujours la même envie, le même enthousiasme, à l’aise dans un milieu d’homme où la mort s’invite sans cesse. Et c’est finalement la grande guerre qui mit fin à la brillante carrière d’aviatrice d’Hélène en 1914. Au début du conflit, elle servit au front comme ambulancière de la Croix Rouge française; mais sa célébrité toujours intacte lui fit bienvite occuper d’autres fonctions. A la fin de l’année 1914, le Général GALLIENI lui demanda officiellement de participer à des conférences de propagande aux Etats-Unis, ce qu’elle fit avec enthousiasme en 1915 et 1916. En 1917, elle regagna la France où elle dirigea l’hôpital de campagne du Val de Grâce, jusqu’à la fin du conflit.

Après la guerre elle entama une carrière de journaliste. En 1922, à 45 ans, elle épousa Pierre Mortier, journaliste, écrivain et député, obtenant par son mariage la nationalité française. Son mari lui confia alors l’administration de revues qu’il avait créées et qu’il animait. Mais, à partir de 1946, après la disparition de son époux, Hélène DUTRIEU cessa définitivement ses activités d’administratrice. Elle tint désormais à se consacrer plus étroitement à la promotion de l’aviation en général et de l’aviation féminine en particulier. Vice-Présidente de la section féminine de Aéro-Club de France, Membre du club des Vieilles Tiges belges, elle créa la coupe Hélène DUTRIEU-MORTIER, dotée de 200.000 Francs de prix pour l’aviatrice qui, seule à bord de son appareil, parviendrait à parcourir la plus grande distance en ligne droite sans escale.

Hélène DUTRIEU, championne de cyclisme et pionnière incontestée de l’aviation féminine, mourut à Paris le 25 juin 1961, âgée de 84 ans.

Une carrière ou plutôt une vie accomplie et au combien accomplie avec du courage, de l’audace, un engagement et une liberté sans faille méritait bien ce modeste coup de chapeau. Alors chapeau Madame Dutrieu, à force de volonté et d’abnégation vous êtes allée jusqu’au bout de vos rêves, ce qui rend votre parcours absolument exemplaire. Alors Chapeau et respect.

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