Le Petit Braquet

 

 
Chronique n° 98 - Albert Champion
 
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Coup de chapeau à

SUITE / chapitre VII

 

7 -Du gamin de Paris au magnat de l'industrie automobile, les années fastes

 

Doté d'une volonté de fer, Albert Champion ne se laisse pas abattre par ce coup de sort. Hyperactif par nature, il a toujours mené plusieurs activités de front et faute de pouvoir pratiquer au plus haut niveau, le sport qu'il affectionne tout particulièrement, il reporte toute son énergie dans l'organisation de sa reconversion.

Il a comprit qu'une formidable mutation industrielle était en cours et il souhaite y participer. Bon nombre de constructeurs de cycles se sont lancés depuis quelques années dans la production de voitures et de motos et certains ont même déjà totalement abandonné la fabrication de cycles pour se consacrer uniquement aux engins motorisés. Cette montée en puissance d'une industrie nouvelle offre d'importantes perspectives de développement économique. Albert, qui connaît bien la vieille Europe, sait que les constructeurs et notamment ses compatriotes ont encore quelques longueurs d'avance sur leurs homologues américains. Avec ses relations des deux cotés de l'océan, Albert Champion envisage d'établir un négoce de vente de pièces détachées européennes pour les constructeurs américains. Il ne sait pas encore précisément comment il peut organiser tout cela mais il est persuadé que c'est une excellente idée. Pour affiner son projet, il décide de rester un peu plus longtemps à Paris. Il renoue des relations avec un ancien champion cycliste qui lui aussi travailla jadis avec Choppy Warburton et dont la reconversion professionnelle l'intéresse : Edouard Nieuport. Celui ci, après avoir fait une très honnête carrière sur piste ne s'intéressait pas encore à l'aviation mais à la production de pièces détachées pour pour l’automobile. Deux ans plus tôt, en 1902, il avait fondé à Suresnes, avec son frère Charles qui lui aussi avait tenté d'embrasser une carrière cycliste, la Nieuport-Duplex entreprise de fabrication de magnétos, de bougies et d'accumulateurs.

Ce qui a fasciné Edouard Nieuport tout comme Albert Champion, c'est d'abord le mystère de l'allumage. Comment la production d'une étincelle pouvait elle provoquer l'explosion d'un mélange air carburant ? Les bougies d'allumage ont été inventées par le Belge Etienne Lenoir en 1876. La bougie est un élément du dispositif d'allumage du moteur à explosion à allumage commandé. Elle est le vecteur de l'arc électrique, qui se produit grâce à la forte tension apportée par la bobine, au moment où le dispositif de rupteurs (vis platinées) le commande, et permet la combustion du mélange gazeux, qui libère ainsi l'énergie. Edouard Nieuport a comprit que les matériaux utilisés devaient impérativement être d'excellente qualité compte tenu des contraintes fortes qu'ils subissent dans la chambre de combustion (chaleur, vibration, corrosion…).

Pour les électrodes, Nieuport utilise du platinium ou du nickel. Pour l'isolateur il emploi de la porcelaine et pour la bobine du magnéto du cuivre de grande qualité. Edouard Nieuport n'a rien inventé. Il a simplement compris qu'en utilisant les matériaux les mieux adaptés, il obtenait des bougies plus solides et durables que celles de ses concurrents. La clé de son succès et de sa réputation reposent sur cette exigence de qualité.

L'accident qui avait coûté la vie à Charles Brécy à l'automme 1904 et que l'on avait attribué à une panne soudaine du moteur de sa moto d’entraînement, acheva de convaincre Albert Champion. Les bougies constituent un produit d'avenir pour ceux qui seront en capacité de vendre des pièces de bonne qualité à un prix raisonnable...

Les produits fabriqués par Nieuport sont alors parmi les meilleurs sur le marché et ils équipent bon nombre de voitures de course européennes. De plus Nieuport vend des bougies à l'ancien employeur d'Albert, Adolphe Clément Bayard qui a, là aussi peut-être joué un rôle de facilitateur. Les deux hommes qui s'étaient croisés dans les vélodromes, trouvent rapidement un terrain d'entente afin qu'Albert Champion puisse vendre sur le territoire américain des bougies produites par l'entreprise d'Edouard Nieuport.

Au printemps 1905 Albert Champion et sa femme reviennent à Boston. Albert n'arrive pas les mains vides. Il a avec lui des coffres remplis de bougies, de magnétos, de bobines et de batteries achetés à Edouard Nieuport. Les quantités sont suffisantes pour qu'il puisse commencer son business et Albert se met immédiatement en quête d'un local pour stocker le matériel et démarrer son activité.

 

Finalement c'est au Cyclorama de la ville qu'il trouve ce qu'il cherche. Ouvert en décembre 1884 au public, le Cyclorama de Boston est un immense bâtiment circulaire dans lequel était à l'origine présentée au public une peinture panoramique de la bataille de Gettysburg réalisée par l'artiste français Paul Philippoteaux. Impressionnante par sa taille : 13 mètres de hauteur et 115 mètres de circonférence, l’œuvre retrace un tournant de la guerre de Sécession, la terrible bataille de Gettysburg, qui, du 1er au 3 juillet 1863, vit les Unionistes s'imposer face aux Confédérés du Sud. En quelques années, l'engouement pour les peintures circulaires pour lesquels avaient été bâtis plusieurs cycloramas disséminés un peu partout dans le pays, s'éteignit aussi rapidement qu'il était apparu. Le bâtiment après le désintérêt de la population pour cette forme de loisir que constituait la représentation picturale de scène de l'histoire nationale avait accueilli d'autres activités : roller skating, matches de boxe, équitation… avant d'être divisé en locaux commerciaux.

Les profits générés par la revente de bougies importées de France lui permettent de bien gagner sa vie mais Albert Champion ne s'en satisfait pas. Il songe désormais à fabriquer à Boston des pièces moins chères et de meilleure qualité. Encouragé par Edouard Nieuport dont la réussite est impressionnante, il est décidé désormais à fabriquer sur place les produits qu'il importe. Depuis quelques mois, la prospection commerciale qu'il effectue ainsi que les annonces qu'il passe régulièrement dans la revue américaine « Automobile » lui permette d'écouler ses importations sans difficulté. La demande est forte et il fait le calcul qu'en produisant sur place il pourrait nettement diminuer les coûts et augmenter d'autant sa marge. Dans son esprit, la clé de la réussite réside avant tout dans la simplicité et la qualité des produits proposés aux clients. Mais s'il maîtrise désormais la technique, il lui manque le matériel nécessaire à une production industrielle et l'achat dudit matériel supposent des fonds qu'il ne possède pas. Ce soutien financier indispensable, il finit par le trouver auprès des frères Frank et Robert Stranahan. Dans le bâtiment du cyclorama, deux entreprises installées à coté des locaux d'Albert, « the Tremont Garage Company » et « the Boston Buick dealership » sont la propriété de Frank Duane Stranahan. Issu d'une famille irlandaise arrivée sur le sol américain durant le XIXème siècle, cet ancien manager de l'hôtel Savoy de Boston, a vendu ses parts dans l'hôtel pour se lancer dans l'industrie automobile en ouvrant un garage et en obtenant de Buick le droit d'ouvrir une concession de la marque dans la ville. Voisins et partageant la même vision sur l'avenir prometteur de l'industrie automobile Stranaham et Champion finissent par se rencontrer.

Après de longues discussions auxquelles participent Spencer l'un des trois frères Stranaham, ils décident de mettre en commun leurs ressources pour développer l'importation de pièces détachées françaises. Le 10 juin 1905, ils créent « The Albert Champion Company » au capital de 5000 dollars. La somme est divisée en 100 parts de 50 dollars chacune. Frank D. Stranaham en détient 51, Albert Champion 49. C'est pourtant lui qui devient Président de la toute nouvelle compagnie. Frank Duane Stranahan a très vite compris que la notoriété acquise par Albert, notamment en étant le premier à descendre sous la barre mythique de la minute sur un mile, était un atout commercial indéniable. De plus, il jouit dans le milieu d'une réputation d'excellent préparateur moteur ce qui constitue un atout réel pour démarrer l'activité. Ajoutons à cela, qu'une fois encore, son nom qui à la même signification en anglais qu'en français est à lui seul très porteur pour ce qu'il évoque de positif, dans la tête d'un acheteur potentiel… Les frères Stranahan apportent certes de l'argent mais ils ne jouissent pas de la notoriété de leur associé.

La marque Champion était déjà utilisée sur le territoire américain depuis 1894 avec une police de caractère quasiment similaire à celle que reprendront Albert Champion et ses associés. Il ne faut pas, selon nous, voir là une tentative de récupération commerciale quelconque car l'entreprise concernée « the Stark Brothers Nurseries & Orchards Company » qui existe toujours aujourd'hui, est spécialisée dans les vergers et la pépinière.

Durant les premiers mois, Albert Champion se transforme en représentant de commerce. Munis d'échantillons des produits qu'il souhaite vendre, il fait le tour des grossistes et autres revendeurs de pièces auto. Il va jusqu'à New York. Son nom demeure connu dans le milieu et il connaît déjà certains de ses futurs clients ce qui facilite le démarrage de l'activité. Les trois hommes sont complémentaires, les frères Stranahan savent comment gérer une entreprise, tandis que Albert s'occupe des ventes et surtout de la conception des bougies.

Albert apporte avec lui la technologie française et son entreprise est la première entreprise "américaine" à fabriquer des bougies en utilisant des isolateurs en céramique afin de protéger l'électrode centrale de l'humidité, de la chaleur du moteur et de la haute tension de la bougie d'allumage. Albert Champion aurait, pour cela, importé de l'argile de France qu'il aurait fait cuire dans son atelier de Boston. Cette longueur d'avance sur ses concurrents permet à l'entreprise de se développer très rapidement.

 

Le cyclorama building est aujourd'hui le siège du « Boston Center for the Art ». Une plaque apposée sur la façade du cyclorama par une société historique locale en 1971, rappelle que c'est dans ces murs qu'Albert Champion a conçu ses toutes premières bougies.

Alors que l' avenir professionnel d'Albert commence à prendre forme, sa vie de couple se détériore. Le 14 octobre 1905, Albert assiste à la deuxième édition de la coupe Vanderbilt, la plus célèbre et la plus ancienne compétition automobile des Etats Unis qui se déroule à Mineola dans l’État de New York. Alors que les spectateurs s'intéressent à la course, lui n'a d'yeux que pour une starlette du nom d'Olta de Kerman, épouse d'un français nommé Jean Hallier. Entre eux ce n'est peut être pas un coup de foudre mais ils se sentent très proches et décident de se revoir dès que possible. Un mois plus tard, Albert qui a quasiment vendu tout son stock, décide de partir pour Paris afin de refaire le plein de pièces détachées. Albert qui a tout planifié s'embarque avec Olta. Lui qui en course prévoyait tout pour éviter les imprévus commet quelques imprudences. A Paris où Elise et lui on pourtant toutes leurs attaches et où de nombreuses personnes peuvent reconnaître son visage, il s'affiche sans vergogne, avec sa maîtresse. Visiblement très heureux dans cette nouvelle vie, il prolonge son séjour au-delà du raisonnable en ne revenant à New York que le 2 janvier 1906. Entre temps, des échos de ses frasques sont parvenus aux oreilles de son épouse qui a décidé de ne pas se laisser faire.

Le couple Hallier de Kerman résident habituellement à New York. Elise en l'absence des deux tourtereaux, prit contact avec Jean Hallier pour se faire confirmer l'absence de sa femme et pour l'informer de leur infortune à tous les deux. A l'arrivée du paquebot le Lorraine, c'est un comité d'accueil peu engageant qui attend Albert et Olta. La presse et la police ont été prévenues par Elise qui déclare en public qu'elle va immédiatement demander le divorce.

Si le couple Champion finit par se réconcilier, c'est finalement au niveau professionnel que les répercussions sont les plus grandes. Le coup de projecteur qui vient d'être donné sur les frasques d'Albert déplaît énormément à ses associés, inquiets pour le développement de leur business et pour la réputation sans tâche de leur famille. Désormais, entre les deux parties, une certaine réserve et parfois même de la défiance s'installent.

Albert minimise l'affaire devant la presse. Pour lui, tout cela n'est pas très important, ce n'est que de la jalousie féminine. Tout cela semble même l'indifférer. Il pense avant tout à l'avenir de sa société.

La réconciliation du couple est scellée par deux événements clés : l'achat d'un cottage dans le village de Magnolia, sur la côte du North Shore (partie nord de la baie de Boston) et l'arrivée de membres de la famille. Prosper le plus jeune frère d'Albert, âgé de 18 ans, handicapé par la perte de l’œil droit, a accepté avec enthousiasme de venir travailler pour Albert. Il est accompagné durant le voyage par Gabrielle Delpuech, la sœur d'Elise. Âgée de 22 ans, elle vient tenir compagnie à sa sœur qui n'aime pas rester seul quand Albert est en voyage d'affaire. Pour financer l'achat de la maison ainsi que le voyage de Gabrielle et de Prosper, Albert cède à Franck Stranaham, 15 des 49 actions qu'il possède dans la compagnie.

Basil de Guichard, qui lui aussi est désormais retiré des pistes rejoint également l'équipe d'Albert qui compte tenu des dissensions qu'il rencontre désormais avec ses associés, cherche à s'entourer d'un noyau de collaborateurs loyaux et dévoués. Basil de Guichard, sera jusqu'au bout un bras droit fidèle. Dans l'entreprise, il se spécialisera dans le contrôle qualité.

Dans son atelier aménagé à l'intérieur du local de la compagnie au Cyclorama rue Tremont Sreet, Albert se lance enfin dans la conception de ses propres produits. Il conçoit d'abord une batterie qu'il nomme Champion BGS Battery. Selon Peter Nye, un car de la compagnie Maxwell aurait parcouru 2500 miles sur les routes mauvaises et sales de la Nouvelle Angleterre sans avoir besoin de recharger cette fameuse batterie ce qui aurait fait un énorme coup de publicité à Albert et à sa compagnie.

Durant l'hiver 1906, Albert Champion travaille d'arrache-pied à la conception d'une bobine d'allumage. Le premier modèle est composé de quatre parties : un noyau de fer, des enroulements primaires et secondaires, et un condenseur. Spencer, le plus jeune des trois frères Stranaham, Prosper Champion et quelques personnes de confiance participent au montage de la première série. Au printemps 1907, les toutes premières publicités vantant les mérites des bougies fabriquées par Albert Champion sont diffusées. Les bougies Nieuport importées par Champion jouissant d'une excellente réputation auprès des professionnels, la compagnie Champion appelle sa propre production « Champion Nuport Plug ». Entre Nieuport et Nuport, la différence est si infime qu'il est difficile de ne pas croire qu'il s'agit là d'un choix délibéré et sans scrupule de la compagnie afin de conserver la clientèle des bougies Nieuport. Certes Nieuport est déjà très occupé par le marché Français et il commence à avoir des difficultés à répondre aux commandes d'Albert mais le procédé ne brille pas par son honnêteté. L'objectif est de produire localement les bougies et d'arrêter les importations dès que possible.

Pour fabriquer des bougies, il est nécessaire de maîtriser parfaitement la cuisson de l'argile pour en faire une porcelaine de qualité. Trop de cuisson et la porcelaine a tendance à s'effriter rapidement, pas assez de cuisson et elle ne supporte pas les variations importantes de température.

Albert sait que la fiabilité de ses produits dépend en grande partie de la qualité de la porcelaine c'est pourquoi il décide de s'attacher les services d'un spécialiste. Finalement il trouve l'homme qu'il recherche en la personne de Charles Albert Schmidt, un ingénieur français qui vient de débarquer sur le sol américain en quête d'un travail. Âgé de 40 ans, Albert Schmidt parle l'anglais mais également l'allemand et l'arabe. Ses compétences feront rapidement de lui un élément indispensable dans l'équipe rapprochée d'Albert. Entre 1908 et 1918, c'est au minimum 17 brevets qui seront déposés seul par Albert Schmidt au nom de « Champion Ignition Company» puis d'AC Spark Plug.

Champion achète un four et le matériel nécessaire à la production. Il importe de France et d'Angleterre les matières premières nécessaires à la fabrication : le quartz, le feldspath le kaolin et l'argile à pipe (terre à pipe ou ball clay). La production démarre réellement au tout début de l'année 1908. Albert Champion cherche à développer sa clientèle pour obtenir une production régulière. Il va même, nanti d'un matériel de sa fabrication qui reproduit le fonctionnement d'une bougie, effectuer une démonstration au bar de l'hôtel Pontchartrain de Detroit pour convaincre les industriels de l'automobile qui y passent régulièrement.

C'est à peu près au même moment que Champion bien entouré par sa petite équipe de français (Prosper Champion, Basil de Guichard, Albert Schmidt...), déménage soudainement avec son four et ses outils pour s'installer dans un entrepôt situé dans Whittier Streeet, quartier de Roxbury. C'est la rupture entre les frères Stranahan et Champion. Il est difficile d'en connaître les raisons exactes mais il est important de noter qu'elle intervient peu de temps après l'entrée dans la compagnie de Robert Allen le plus jeune des trois frères Stranahan. Diplômé de Harvard, Robert a dix ans de moins que Franck et il possède une vision toute différente des choses. Il n'apprécie pas du tout Albert Champion (un boiteux, ayant mauvaise réputation et parlant mal l'anglais). Robert a assisté à la fabrication des premières bougies Champion et sachant que son frère est actionnaire majoritaire de la compagnie, il a peut être considéré qu'ils n'avaient plus besoin du petit français pour poursuivre l'activité. Albert Schmidt a transmis son savoir pour la cuisson de la porcelaine à Albert mais aussi à Prosper, Basil de Guichard et Robert Stranahan. Habile gestionnaire avec un ego au moins aussi fort que celui d'Albert, Robert n'a aucune affinité avec Albert. Les deux hommes ne pouvaient travailler ensemble sur le long terme. La séparation peut également avoir trouver une de ses causes dans le développement des autres activités de Franck Stranahan qui, sont elles aussi installées dans l'ancien Cyclorama. Franck en plus d'être concessionnaire pour la marque Buick, tente au même moment de développer une station Prest-O-Lite. La compagnie Prest-O-Lite a été fondée par James Allisson et Carl Fisher, les créateurs de la voie express d'Indiannapolis. Pour comprendre son intérêt, il est nécessaire de rappeler qu'à l'époque, les automobiles étaient vendues sans aucun feu de signalisation. Totalement inconcevable aujourd'hui, cette absence de feu n'était pas très gênante car la plupart des automobilistes roulaient uniquement de jour. Prest-O-Lite proposait aux propriétaires d'un véhicule, un système d'éclairage sous forme d'un réservoir d'acétylène compressé. Le principe de fonctionnement était simple : un phare était posé sur un garde boue et il était relié au réservoir de gaz par un tuyau en caoutchouc. Le chauffeur allumait le phare avec une allumette. Prest-O-Lite, pour développer son activité, avait besoin de mailler le territoire de station où ses clients pouvaient déposer leur réservoir vide et en récupérer un plein. Il fallait également installer des stations de stockage du gaz pour effectuer le remplissage des réservoirs. Franck Stranahan prit la direction d'une des cinq stations de pompage installées par Prest-O-Lite sur le continent Nord Américain.

La volonté des Stranahan de produire eux aussi des bougies et des magnétos, conduit à la rupture total. En 1908, l'une des publicité que fait paraître régulièrement Albert Champion dans le magasine « Automobile » du 6 février 1908 montre bien qu'entre les deux parties la séparation est irrémédiable. L'encart publié par Albert s'adresse avant tout à son rival direct dans la compagnie. Cette publicité, on ne peut plus explicite à pour titre « Imitation is Sincerest Flattery » On y voit un magnéto de la marque Champion et tout autour six singes en costume qui munis de stylos de feuilles de dessin et de chevalets de peintre, copient visiblement le magnéto Champion. Le message est on ne peut plus clair et Robert Stranahan n'a probablement pas du tout apprécié.

Avec Franck, les rapports semblent être restés beaucoup plus cordiaux qu'avec son frère et c'est de la bouche de celui-ci qu'Albert Champion apprend fin août la venue à Boston de William C. Durant, le Directeur de la Buick Motor Company. En quelques années grâce à un service commercial et un réseau de concession implanté sur la majeure partie du territoire, William Crapo Durant a fait de la firme fondé par David Dunbar Buick, la marque la plus vendue dans le pays devant Ford et Cadillac. 2500 ouvriers produisent chaque jour à Flint, une voiture toute les vingt minutes. Sa venue à Boston est motivée par une visite de la concession et la rencontre de son directeur, Franck Stranahan afin d'envisager avec lui une stratégie pour améliorer les ventes.

Profitant d'un moment où il se trouve seul, Albert Champion l'aborde. « I can make spark plugs out of porcelain » lui dit-il immédiatement avec son accent français. Le dialogue qui s'amorce entre deux des plus fortes personnalités de l'industrie automobile américaine a été relaté par William Durant dans ses mémoires écrites en 1947, soit près de quarante ans après les faits. Les détails et les phrases que l'on trouve reproduit dans plusieurs livres ne sont donc qu'une reconstruction faite par William Durant à l'aune de ce que devint ensuite leur collaboration. Bien que très intéressants ils sont donc à prendre avec beaucoup de précaution.

Impressionné tout autant par l'assurance d'Albert que par ses explications techniques, William Durant décide de travailler avec lui. Il explique dans ses mémoires qu'il éprouvait au moment de la rencontre avec Albert des difficultés à trouver des bougies capables de supporter une vitesse importante et une compression élevée liée à l'utilisation d'un moteur à soupapes en tête ( valve in head engine, over head valve engine ). A l'époque, seule la firme Buick utilise cette technique certes plus complexe mais qui permet un véritable gain de puissance. William Durant apporte un soin tout particulier à diminuer les coûts des pièces détachées qu'il achète. En ce qui concerne les bougies, Buick n'a qu'un seul fournisseur qui satisfasse à ses exigences, « The Rajah Company » basée à Bloomfield dans le New Jersey. Buick paie les bougies 35 cents pièce à son fournisseur.

Après une très longue discussion entre les deux hommes, William Durant propose à Albert Champion de venir à Flint où est installée la Compagnie Buick, pour faire un essai de fabrication. La proposition de Durant est simple : si les produits de Champion satisfont aux exigences des ingénieurs de Buick, à un prix inférieur Durant investira dans son entreprise. Champion se déclare intéressé mais les choses ne sont pas simples car la famille Stranaham détient la majorité des parts de la société The Albert Champion Company. Il annonce alors à William Durant que ses bailleurs de fonds ne sont pas disposés à vendre aussi bien la société que le nom de la marque malgré l'offre de 2000 dollars qu'il a faite en accord avec William Durant.

« I'm not interested in the name » aurait alors déclaré Durant avant d'ajouter que seules les bougies avaient un intérêt pour lui. Albert Champion qui voit l'entreprise qu'il a créé et qui porte son nom lui échapper n'est pas de cet avis et il aurait répondu à William Durant que lui était plus intéressé par son propre nom que par les bougies.

« I'm much interested in the name. That is my name. »

Les discussions entre ces deux fortes personnalités durèrent toute la journée. Finalement William Durant persuade Albert Champion de monter avec lui, une autre société à Flint afin de fabriquer des bougies pour Buick, filiale de General-Motors. A l'initiative de William Durant, Albert, sa femme, et sa petite équipe de Français emmené par Prosper, Albert Schmidt et Basil de Guichard arrivent à Flint, dans l’État du Michigan, à 65 miles au nord ouest de Détroit, le 10 septembre 1908. C'est à regret qu'il quitte Boston, qu'il a toujours considéré comme sa seconde patrie après Paris. Flint est alors une ville de 25 000 habitants en pleine expansion. Petit bourg rural, traversé par deux voies de chemin de fer, Flint a vu sa population fortement augmenter d'abord avec le commerce du bois puis avec le développement exponentiel de l'industrie automobile autour de Buick.

Après quelques semaines de travail intense, Albert propose des bougies qui réussissent avec succès les tests exigeants imposés par les ingénieurs de Buick. Le mode de fabrication élaboré par Albert lui permet, tout en dégageant une marge confortable, de vendre ses pièces, 25 cents l'unité soit 10 cents de moins que l'ancien fournisseur de Buick. C'est une opération gagnante pour les deux parties qui travaillent main dans la main. L'atelier de fabrication d'Albert est ainsi installé au troisième étage d'un bâtiment appartenant à la firme Buick. Très vite la demande de la firme atteint les 1000 pièces jours soit pour elle une économie journalière de 100 dollars.

Dans ce nouvel épisode important de sa vie ce qui est remarquable avec Albert Champion, c'est la confiance absolue qu'il a en ses capacités. Partir ainsi à Flint représentait une opportunité rare mais c'était aussi un véritable saut dans le vide. Convaincre son équipe d'abandonner un business en plein essor à Boston, ville agréable en bord de mer pour aller tenter l'aventure dans une minuscule ville en pleine campagne à plus de 1100 kilomètres, montre son charisme et son talent de meneur d'hommes. C'est le début de la fortune pour le Français qui s'adapte sans difficulté à sa nouvelle vie.

Le 26 octobre 1908, est constituée « The Champion Ignition Company ». Loin de penser à la notion de propriété industrielle, Albert Champion, probablement persuadé d'être dans son droit le plus absolu, utilise à nouveau son nom pour sa nouvelle société. Les deux entreprises, créées à quatre années d'intervalle, ayant des noms proches et se trouvant en concurrence, les choses ne pouvaient bien évidemment pas continuer ainsi très longtemps.

Albert Champion va en tirer d'importants bénéfices. Billy Durant le nomme Président et il lui donne 25 000 dollars soit le quart du capital de la société. Albert Champion récompense Albert Schmidt son principal collaborateur et associé de la coquette somme de 7 500 dollars. Dans le même temps Billy Durant poursuit son expansion avec le rachat d'Oldsmobile et de Cadillac qu'il intègre au sein d'une nouvelle compagnie « General Motors ».

De leur coté, les frères Stranahan développent avec brio the Albert Champion Company. Afin d'obtenir l'exclusivité de la fourniture de bougies pour la marque Overland, propriété de John Willys, ils s'installent en 1910, à Toledo où se trouvent les usines du constructeur. Rendue célèbre par la fameuse Jeep, la Willys-Overland Motor Company fut de 1912 à 1918, la troisième marque américaine derrière Ford et Buick. Les frères Stranahan innovent eux aussi et ils améliorent la qualité de leur production, notamment en introduisant des joints entre la partie métallique et la porcelaine de la bougie. L'entreprise qui produit 6 modèles différents de bougies s'installe à Toledo dans l'état d'Ohio. Elle est, elle aussi, très prospère et une société comme Ford, fera, avant guerre, très régulièrement appel aux deux entreprises fondées par Albert. Mais comme dans un combat sportif, il ne peut y avoir deux champions pour produire un seul et même produit.

Entre les deux sociétés, au nom trop proche le conflit était inéluctable. Les frères Stranahan propriétaires de la première des deux entreprises à avoir porté le nom de Champion, décident en 1916 d'entamer une procédure afin d'être les seuls à pouvoir utiliser le nom de Champion dans leur activité.

Ce n'est qu'en 1922, à l'issue d'un procès qu'Albert Champion et ses associés sont contraints de rebaptiser The Champion Ignition Company. La société s'appellera désormais « A. C. Spark Plug ». Faute de pouvoir conserver le nom de son fondateur, la firme adopte ses initiales, afin de maintenir, en toute légalité, une filiation évidente avec The Champion Spark Plug Company et The Champion Ignition Company.

Il est intéressant de noter que pour les deux firmes concurrentes, l'histoire est réécrite selon des versions fort différentes de part et d'autre. Ainsi sur certains sites évoquant le parcours des frères Stranahan, l'accent est mis sur la fondation de la Champion Spark Plug Company en 1908 et non pas en 1904. Les années de collaboration avec Albert Champion et le démarrage réel de l'activité quatre ans plus tôt, sont allègrement passés sous silence. Champion n'est plus le nom propre du fondateur véritable de la marque mais un mot qui par sa signification donne à l'entreprise une image de dynamisme et de réussite.

Du coté de la firme A. C. Spark Plug, le positionnement est bien évidemment fort différent. On utilise l'image d'Albert Champion en précisant qu'il est le constructeur des bougies A. C. mais qu'il n'a absolument aucun lien avec les bougies qui portent son nom. En insistant ainsi sur la séparation totale entre les deux entreprises; on espère que le prestige de son nom ne profitera pas au concurrent… La publicité diffusée en France en 1923 par la société OLEO, dans la revue du Touring Club de France témoigne de cette volonté toute particulière de casser tout lien entre Albert et la société des frères Stranahan.

 

Albert Champion, pour faire face à un développement très rapide de sa société, continue à s'appuyer sur un noyau dur composé d'hommes solides et efficaces parmi lesquels on trouve en plus de la dizaine d'ouvriers qui ont quitté avec lui la ville de Boston et la Champion Spark Plug, d'autres français expatriés qu'il a recruté au fil du temps. Basile de Guichard, fidèle parmi les fidèles, Prosper son frère et Albert Schmidt, dont il a fait son associé le plus important sont des clés de voûte indispensables de la nouvelle entreprise. Jusqu'à sa disparition en 1927, Albert Champion dépose de nombreux brevets. Si la plupart concernent des améliorations techniques apportées aux bougies, on trouve également des brevets portant sur les compteurs de vitesse, les conducteurs et les isolants de courant électrique, ou les filtres à huile. On retrouve également Albert Champion et Albert Schmidt dépositaires conjoints de brevets pour la société. Pour les deux hommes, à chaque fois, il est bien précisé qu'ils sont tous deux de nationalité française.


Insulator and conductor for electric currents.
Inventeur Albert Champion pour The Champion Ignition Company, 24 mai 1910
Source : www.google.fr/patents/US959052

Si l'on mesure l'activité et l'efficacité d'une entreprise à sa capacité à innover et à protéger ses innovations, les dizaines de brevets déposés par A. C. Spark Plug et The Champion Ignition Company, on comprend le fantastique succès de l'entreprise. Albert Champion gère la société de main de maître. Il est fidèle à ses habitudes, hyper actif, toujours sur les nerfs, motivant ses équipes par une implication de tous les instants et à tous les niveaux de la société. Il réfléchit sans cesse, ayant en permanence le souci d'apporter des améliorations techniques pour rendre ses produits plus fiables et efficaces.

Le développement de General-Motors profite à sa filiale A. C. Spark Plug. William Durant développe au sein de Buick, un service course afin de faire de la publicité à la marque. Il confie le soin de concevoir des machines et des moteurs destinés à la compétition à Walter Marr, un formidable ingénieur qui était déjà à l'origine des moteurs Buick à soupapes en tête. Outre l'intérêt qu'il porte toujours à la compétition, c'est aussi pour Albert Champion une excellente publicité. La victoire d'une Buick lors d'une épreuve est aussi la victoire des bougies et des magnétos de la Champion Ignition Company.

Parmi tous ces hommes qui firent l'industrie automobile américaine c'est probablement avec Louis Chevrolet, qu'il a le plus d'affinités. Né en Suisse à la Chaux de Fonds, ville horlogère réputée, Louis est le fils aîné d'un fabricant de montres et d'horloges et c'est probablement de cet environnement où la précision et la fiabilité sont des règles d'or qu'il tient son aptitude à préparer un moteur. Louis Chevrolet a passé une partie de son enfance en France et il a travaillé durant trois ans, de 1895 à 1898, dans une boutique de cycles tout en étant coureur cycliste. Il a notamment remporté l'internationale de Dôle dans le Jura en juin 1897.

Louis Chevrolet

 

Passé brièvement chez Darracq, De Dion-Bouton, Panhard et Mors avant de s'installer au Canada, Louis Chevrolet est un mécanicien de talent. Il se lance dans la compétition automobile en 1905. Ses compétences techniques et son goût de la perfection séduisent William Durant. Sur le territoire américain il est un des meilleurs pilotes, battant à plusieurs reprises Barney Oldfield et remportant de nombreuses courses et records. En 1911, William Durant et Louis Chevrolet fondent ensemble la marque Chevrolet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Terminal connecter for spark plugs
Inventeur Albert Champion pour A. C. Spark Plugs Company, 28 octobre 1921

www.google.fr/patents/US1631191

 

 

 

 

 

 

C'est une période faste pour Albert Champion et sa société. En 1909, il fournit en bougies, magnétos et bobines les trois marques de la General-Motors : Buick, Oldsmobile et Cadillac. La production a plus que doublé par rapport à 1908 et l'année suivante elle progresse encore de 50% grâce au rachat par G-M de la Oakland Motor Company, ancien nom de la firme Pontiac. La quinzaine de salariés recrutés au démarrage ne suffit plus et la Compagnie a désormais besoin d'un bâtiment indépendant pour travailler dans de bonnes conditions.

Albert est un monstre de travail. Il arrive en général à son bureau très tôt le matin, à 6 heures et  il ne quitte pas son poste avant 18 heures , se contentant bien souvent d'un repas rapide à la cafétéria. Méticuleux, soucieux du moindre détail, il inspecte régulièrement les chaînes de production en compagnie de son bras droit, Basil de Guichard. Les deux amis forment une équipe redoutable. Albert est énergique, exigeant parfois sec et dur avec ses employés quand il juge leur pause trop longue par exemple alors que Basil est tout en souplesse. Plein de tact, il cherche à motiver les salariés en gagnant leur sympathie et leur confiance. Une main de fer et un gant de velours…

Le dimanche, c'est souvent une petite communauté francophone qui se retrouve chez Albert et Elise. Prosper, Basil de Guichard, Louis Chevrolet sa femme Suzanne Estelle Treyvoux, son frère Arthur et quelques autres sont des habitués de la maison. Autour de bouteilles de vins français, les conversations vont bon train. On parle du pays, des affaires et parfois ce sont les souvenirs des compétition qui ressurgissent rappelant à chacun sa jeunesse et ses victoires.

Pourtant durant l'été 1910, la situation de General-Motors se dégrade fortement. William Crapo Durant a, en quelques années, racheté une vingtaine d'entreprises qu'il s'agisse de constructeurs ou de fabricants d'accessoires. Cette politique audacieuse s'appuie sur la certitude qu'il a du développement de l'industrie automobile sur le long terme. Mais pour mener cette politique dynamique, Billy Durant a beaucoup emprunté et son optimisme quand à l'avenir de l'industrie automobile finit par exaspérer et effrayer les banquiers. Très conservateurs, ils ne voient dans l'automobile qu'une mode passagère et non un progrès inéluctable. Quand Durant évoque une production annuelle de 300 000 véhicules, ils pensent qu'il est complètement utopique et qu'il va provoquer la perte de la General-Motors, ils décident alors de le débarquer de la Présidence de la Compagnie.

Le changement de gouvernance et la crise n'ont que peu de conséquence sur la production de bougies. Après avoir chuté assez fortement pendant quelques semaines, la production de Buick repart rapidement à la hausse et la marque termine l'année 1910 avec un total de 21 000 véhicules fabriqués ce qui permet à l'entreprise d'Albert de connaître encore une forte expansion.

Pour Albert Champion, 1910 est une année charnière car il est désormais officiellement reconnu par ses pairs comme une personnalité incontournable de l'industrie automobile américaine. En effet la SAE, Society of Automotive Engineers, fondée en 1905 par des constructeurs et des fabricants de pièces détachées pour protéger leurs brevets et échanger des informations et des idées sur tout ce qui touche à l'ingénierie des véhicules, fait appel à lui. Cette structure qui compte aujourd'hui plus de 128 000 membres à travers le monde : ingénieurs et experts techniques associés de l'industrie aérospatiale, de l'automobile et des véhicules commerciaux, a pour premier Président Andrew Riker, ingénieur motoriste, constructeur de voitures électriques, pilote de course et également vice Président de la firme Locomobile. Henry Ford  est le vice Président de l'association. Basée à New York, elle est encore exclusivement américaine et ses membres ressentent le besoin de venir en Europe afin de rencontrer leurs homologues Français, Belges, Allemands et Britanniques et d'envisager avec eux des collaborations. Selon Peter Nye c'est Charles Stewart Mott, qui aurait pensé à Albert Champion. Mott est alors le manager de la Weston-Mott Company qui fabrique des roues et des axes pour General-Motors et il sera membre du Comité Exécutif  General-Motors de 1913 à 1973. Comme Champion, il a déménagé à Flint à l'initiative de William Durant. Les locaux de son entreprise sont proches de ceux d'Albert Champion et ils se connaissent et s'apprécient.

Albert Champion apparaît comme l'homme de la situation car il connaît bien de nombreux constructeurs et équipementiers français notamment Clément-Bayard, Nieuport, Aster avec qui il a déjà travaillé… Il est enfin avec Elise qui fait partie du voyage, le seul à parler parfaitement le français ce qui lui permet notamment de traduire avec précision les termes techniques utilisés lors des rencontres. Désormais Albert Champion est un personnage qui compte dans l'industrie automobile américaine. Il est devenu un homme riche et respectable. Il rencontre et traite d'égal à égal avec les personnalités les plus importantes de l'industrie automobile américaine :Alexander Winton (Winton Motor Company), Henry Ford, William Durant, David Buick, James Ward Packard, John et Horace Dodge, Henry Leland (fondateur des marques Cadillac et Lincoln) ainsi que Louis Chevrolet. Cette liste donne le vertige. Quasiment tous les pionniers de l'industrie automobile américaine ont travaillé à Flint et ont été en affaire avec Albert Champion qui participe avec l'énergie qu'on lui connaît, à l'écriture de cette page importante de l'histoire américaine. En quelques années, la situation d'Albert Champion a ainsi profondément changé. Homme reconnu, il est aussi un homme fortuné. Selon Peter Nye, outre son salaire, il aurait dans les années 1913-1914, reçu en tant que Directeur Général de la Champion Ignition Company, 500 000 dollars par an de dividendes, soit 12,5 millions de dollars 2014. A cela s'ajoute également les revenus qu'il tire chaque année de ses brevets.

Si la France a presque totalement oublié aujourd'hui que c'est un de ses ressortissants qui est à l'origine des marques Champion et AC Delco, les américains au contraire reconnaissent fort logiquement son rôle indéniable dans leur histoire industrielle. Depuis 2011, la ville de Flint honore les personnages illustres qui ont fait sa grandeur avec l'installation de statues dans différents lieux de la ville. Le 15 août 2015, a été inauguré le monument consacré à Albert Champion. Il figure en bonne place aux cotés des statues de David Buick, William (Billy) Durant, Walter Chrysler, Louis Chevrolet, Charles Nash, Otto P. Graff et Charles Stewart Mott (statue installée en août 2016). Albert Champion est le premier et le seul étranger a être ainsi honoré pour sa participation active au développement de l'industrie automobile américaine.

Dès 1913, Louis Chevrolet qui a désormais acquis la nationalité américaine, a de profondes divergences de vue avec William Durant. Il a conçu une voiture haut de gamme alors que Durand souhaite utiliser la marque Chevrolet pour concurrencer Ford et son modèle à bas coût, la célèbre Ford T. Après une énième conversation tumultueuse, entre les deux hommes, Louis Chevrolet cède toutes ses parts dans la société qui porte son nom. Peu de temps après ce coup de tête, il décide de fonder une nouvelle marque pour laquelle il pourra concevoirr des modèles qui correspondent à ses désirs. Il décide de donner à sa marque le nom d'un personnage illustre qu'il admire beaucoup : Louis de Buade de Frontenac. Gouverneur de la Nouvelle France, défenseur des positions françaises au Québec face aux Anglais, Frontenac devient grâce à l'admiration d'un Suisse francophone, le second français après Louis Cadillac a donné son nom à une marque américaine. L'idée est bonne mais il manque à Louis Chevrolet et à ses frères Arthur et Gaston les fonds pour démarrer. Albert Champion est un des premiers à qui, Louis Chevrolet expose son projet en espérant son soutien pour créer la « Frontenac Motor Car Company ». Entre le Suisse francophone et le Français, qui ont tous deux fait partie de General-Motors, les relations sont restées cordiales et teintées d'amitié et Albert Champion décide de soutenir largement Louis Chevrolet dans son entreprise. En 1914, il finance quasiment en totalité le travail de Louis sur ses propres deniers, il paie ainsi le loyer des locaux, l'achat des matières premières et il assume les salaires de Louis, de son frère Arthur et d'Etienne Planche, un designer auto français associé au projet Frontenac.

Comme à son habitude, Albert Champion continue à travailler d'arrache-pied pour maintenir un haut niveau de qualité pour ses produits et pour répondre aux exigences des véhicules. Il prépare un nouveau modèle de bougie l'AC Titan Spark Plug. De plus en plus puissants, les moteurs destinés à la compétition ont une pression plus importante au niveau des cylindres, ce qui provoque une hausse plus forte de la température de la bougie et des pertes électriques qui diminuent les explosions dans la chambre de combustion et par la même la puissance du moteur. Pour y remédier, Albert conçoit un nouveau procédé de fabrication au niveau de la partie métallique évitant toute déperdition électrique et assurant ainsi une grande efficacité à la bougie. Le fait qu'il finance largement l'entreprise de Louis Chevrolet, pilote célèbre, assure une publicité indéniable à sa fabrication.

Toute cette amitié et ce partenariat professionnel fructueux vont soudainement et totalement s'interrompre au début de l'année 1915. La famille Chevrolet déménage alors à Indiannapolis pour de sombres raisons. Le premier écrit relatant les circonstances de la rupture entre Chevrolet et Champion est l'ouvrage « The Golden Age of the American Racing Car » de Griffith Borgeson. Ce livre écrit par un journaliste spécialisé dans l'histoire automobile date de 1966 soit plus de 50 ans après les faits. Il est le résultat d'un travail de collecte de témoignages auprès de personnes ayant travaillé dans l'industrie automobile américaine durant les 30 premières années du XXème siècle.
Albert Champion aime la vie, la bonne chair et les femmes. C'est un séducteur. Son mariage bat de nouveau de l'aile et il ne fait rien pour arranger les choses. Lors des nombreuses rencontres avec le couple Chevrolet, Albert est peu à peu tombé sous le charme de Suzanne et il finit par avoir la faiblesse de croire que ses sentiments sont partagés. Un jour, sachant Louis absent, il rend visite à Suzanne et tente de la séduire. Les choses ne se passent pas du tout comme il l'espérait et le soir même Louis Chevrolet apprend tout de la bouche de sa femme. Dès le lendemain, Louis Chevrolet, qui est un colosse comparé à Albert, débarque dans le bureau de celui ci. Albert Champion ne rechignait jamais à régler un conflit avec ses poings mais face à Louis Chevrolet, il ne fait pas le poids. Louis four de rage, saccage le mobilier et il lui casse la figure avant de quitter la région pour ne plus y revenir du vivant d'Albert…

Cette histoire est la plus probable mais l'on peut tout de même s'interroger sur la façon dont les choses se sont réellement passées. Le caractère entier et ombrageux de Louis Chevrolet qui a déjà tout plaqué quelques années auparavant, après s'être accroché avec William Durant peut également laisser penser qu'il a pu s'emporter pour des faits beaucoup moins graves que ceux qui nous sont racontés. N'oublions pas non plus qu'Albert finance très largement le projet de Louis depuis de longs mois. Peut être a-t-il formulé quelques exigences qui ont déplu à Louis au point de provoquer la rupture. Louis Chevrolet aurait alors prit le prétexte d'une trop grande proximité d'Albert avec sa femme pour éviter d'avoir à lui rendre des comptes...

L'industrie automobile a le vent en poupe et la production passe de 210 000 à 1 600 000 véhicules entre 1911 et 1916. Flint est désormais une cité de 50 000 âmes dont les membres les plus éminents financent l'achat d'une ferme à l'extérieur de la ville pour en faire un Club House : the Flint Country Club. Parmi les généreux donateurs on retrouve les noms de William Durant, Albert Champion et Charles Stewart Mott. Au club, Albert aime jouer au golf avec Walter Chrysler dont il rachètera même la maison quand celui-ci quittera Flint pour Toledo. Ce qui fait le succès de l'entreprise d'Albert c'est d'abord sa très grande rigueur sur la qualité de ses productions. Il cherche et il expérimente sans cesse. Quand un produit correspond à ce qu'il souhaite et qu'il entre dans un processus de production, il est en permanence soumis à des tests sévères qui permettent à Albert Champion de fournir à ses clients une qualité constante et de haut niveau. Ainsi les bougies de la marque subissent deux tests. Elles sont d'abord raccordées à une machine spéciale reliée à un transformateur de trente mille volts pour mesurer les fuites électriques. Ensuite elles sont placées dans une chambre de combustion sous une pression atmosphérique très élevée afin de détecter d'éventuelles fuites de compression. Dès 1914, il expérimente un nouveau type de bougie. Les moteurs des véhicules de course imposent une pression plus importante des cylindres ce qui a pour effet d'augmenter la température des bougies et par la même de les rendre moins efficaces. Les nouveaux modèles appelés A C Titan Spark Plug qui gardent leur entière efficacité même à haute température séduisent rapidement les écuries automobiles américaines.

Albert Champion qui a eu connaissance des exploits aéronautiques mais aussi de la fin tragique en 1911, de son ami Edouard de Nieuport, commence à s'intéresser à l'aviation. C'est son assistant et ami, Albert Schmit, lui aussi passionné d'aviation qui finit par le convaincre que les moteurs d'aviation, plus encore que les moteurs de voitures ont besoin de bougies solides et résistantes.

La première guerre mondiale va renforcer la notoriété d'Albert Champion et lui apporter la reconnaissance publique de son pays d'adoption. Lui qui avait autrefois fuit la France pour échapper au service militaire, se révèle un patriote convaincu. Quand les Etats Unis rentrent en guerre en avril 1917, AC Titan Spark Plug travaille depuis une année au développement de bougies pour l'aviation.

La firme d'Albert Champion est prête et elle va pouvoir répondre à l'effort de guerre souhaité par le gouvernement américain. La production atteint bientôt 40 000 bougies par jour, soit 12 millions par an permettant aux moteurs Hispano-Suiza et Liberty qui équipent l'US Air Force de fonctionner dans d'excellentes conditions. A. C. fourni également des bougies pour les tanks et pour de nombreux véhicules de l'armée.

La firme compte désormais 3 000 salariés. Trois nouveaux bâtiments sont construits à Flint pour abriter l'activité de la société. La simplicité et la solidité des bougies qui sont, si l'on en croit la presse de l'époque, les mêmes que celles utilisées sur les véhicules de tourisme, permettent cette production record qu'aucune autre entreprise au monde n'est capable de réaliser. Les capacités organisationnelles d'Albert Champion se révèlent extraordinaires. A. C. Spark Plug est la seule entreprise au monde a avoir réussi à développer sa production à un tel niveau pour répondre aux besoins militaires liés à la 1ère guerre mondiale.

L'effort de guerre mis en œuvre par A. C. Spark Plug et son fondateur est salué par la presse qui considère que la firme a, grâce à son implication forte, aidé à gagner la guerre. Albert ne possède pas encore la nationalité américaine mais son comportement indique clairement que son choix est fait et qu'il est prêt à beaucoup de sacrifices pour le pays qu'il a choisi. Ses compétences de gestionnaire et de meneur d'hommes sont également récompensées financièrement car durant la période il engrange de formidables bénéfices..

En 1917 et en 1920, Albert Champion dépose deux brevets importants, le premier pour un nouveau système destiné à réduire les fuites électriques grâce à une meilleure isolation de l'extrémité de l’électrode. En 1920, un second brevet présente un système réduisant le dépôt de dioxyde de carbone sur l'isolant en porcelaine afin de maintenir une combustion constante. C'est avec cette volonté forte de toujours aller de l'avant qu'il maintient sa société à la pointe de l'innovation. Pour l'assister au quotidien dans ce travail il nomme en 1918, Basil de Guichard « assistant general manager » avant de faire de lui en 1920, le manager de la société.

A partir de 1919, A. C. Spark Plug se lance dans la production de compteurs de vitesse et d'autres petits équipements destinés à la fois à General-Motors et aux autres constructeurs américains. Selon certaines sources c'est Albert Champion qui, le premier, aurait eu l'idée toute simple et pourtant au combien utile d'ajouter à l'intérieur des compteurs, une petite lampe pour l'éclairage en période nocturne.

 

Peu après guerre, Albert sa femme et sa belle sœur Gabrielle embarquent sur le paquebot France que l'on surnomme alors « le Versaille des mers » tant il est luxueux, en compagnie d'une partie du staff de General-Motors : Alfred Sloan, Charles Stewart Mott et Walter Chrysler accompagnés de leurs épouses respectives. L'objectif est de faire des affaires avec des constructeurs français et, si cela est possible,d'investir dans une ou plusieurs entreprises. Logés au Ritz, les représentants de General-Motors rencontrent tout d'abord les dirigeants des marques Clément-Bayard, De Dion-Bouton, Panhard, Hispano Suiza, Ballot et Citroën. Ils quittent ensuite la capitale française pour découvrir les ateliers de production Peugeot avant de pousser jusqu'à Turin pour une visite des usines Fiat.

Charles Stewart Mott qui a raconté ce voyage dans une correspondance publiée par The Flint Journal en date du 20 septembre 1919, fait part de sa surprise et aussi de son admiration devant la popularité dont jouit Albert Champion, quinze ans après avoir raccroché son vélo.

« It seems that all of the auto manufacturers here were in the bicycle game – riding, pacing, or training him, and they all know him and like him ».

Pour General-Motors, ce voyage se solde par un demi-succès. Certes des contacts intéressants ont été pris avec des constructeurs locaux mais l'opération de rachat de Citroën, qui aurait permis au groupe américain de s'implanter solidement sur le continent Européen, n'aboutit pas. André Citroën était prêt à vendre son entreprise mais c'est finalement après de longues négociations, la direction de General-Motors qui finit par abandonner le projet. Pour administrer et développer la marque française dont le management paraissait désuet et inadapté aux américains, Alfred P. Sloan était considéré comme l'homme de la situation. Dans une situation économique complexe et difficile, General-Motors choisit finalement de ne pas se passer de ses compétences en l'envoyant loin de Flint. Du coté de l’État Français peu enclin à voir une entreprise ayant largement contribué à l'effort de guerre rachetée par un groupe étranger, ce renoncement est un véritable soulagement.

Durant l'été 1920, l'économie américaine s'effondre. De nombreuses banques mettent la clé sous la porte tandis que l'action General-Motors dont la valeur avait atteint le record de 420 dollars s'écroule brutalement pour ne plus coter que 12 dollars au mois de novembre. Cette crise révèle les failles du système bâti par William alias Billy Durant qui a beaucoup emprunté pour développer l'activité du groupe. Pierre Du Pont, le directeur général de General-Motors, en collaboration avec des banques comme JP Morgan contraint Billy Durant a quitter son poste de Président pour restaurer la confiance et sauver General-Motors. Il lui succède à la tête du groupe et il nomme comme Vice-Président, un homme qui a la confiance des financeurs et des salariés du groupe : Alfred P. Sloan.

Pour Albert Champion qui connaît Alfred P. Sloan depuis de longues années, les restructurations mises en œuvre immédiatement par ce dernier afin de rendre le fonctionnement de General-Motors plus efficace, changent peu de choses.

Au sortir de la première guerre mondiale, la renommée de la firme A C Spark Plug est internationale. En quelques années, l'entreprise menée de mains de maître par Albert Champion a fortement diversifié ses activités. Outre des bougies, la firme produit également des compteurs, des filtres à air, des filtres à huile et des crépines pour le gazole.

Des activités florissantes et une réussite sociale exemplaire ne suffisent pas à satisfaire Albert Champion. Compétiteur dans l'âme, notre homme demeure, malgré le temps qui passe, toujours infatigable, hyperactif et passionné. Quand il décide de faire quelque chose, il se donne toujours à fond sans calcul, ni arrière pensée. Pour lui la vie est, et ne peut être, que dans le mouvement. S'arrêter, se reposer sur ses lauriers, profiter de sa fortune sont des idées inconcevables. La quarantaine bien sonnée, il garde l'esprit combatif de ses dix huit ans et il se lance encore dans de nouvelles aventures industrielles.

                                                        NOTES

 

VI) Le dernier combat

The Salt Lake Herald, 14 janvier 1906

“The Fast Times of Albert Champion” Peter Joffre Nye, p 258/259

http://www.google.co.ve/patents

« Billy, Alfred, and General Motors: The Story of Two Unique Men, a Legendary ... » William Pelfrey.

“The Fast Times of Albert Champion” Peter Joffre Nye, p 267

http://www.firstsuperspeedway.com/

“The Fast Times of Albert Champion” Peter Joffre Nye, p 262

« Adventures of a White Collar Man » Alfred P. Sloan Jr. p 108

« Billy, Alfred, and General Motors: The Story of Two Unique Men, a Legendary Company, and a Remarkable Time in American History Hardcover », William Pelfrey, p 143

« Billy Durant: Creator of General Motors » Lawrence R. Gustin, p 115 et suivantes

Le Véloce Sport du 24/06/97 
 http://fr.sae.org/

“The Fast Times of Albert Champion” Peter Joffre Nye, p 292

“The Fast Times of Albert Champion” Peter Joffre Nye, p 299

https://backtothebricks.org/

US Patent 1,263,038 en date du 16/04/1918

US patent 1,338,674 en date du 04/05/1920

“The Fast Times of Albert Champion” Peter Joffre Nye, p 322

Albert Champion
Chapitre VII

 
 
 
 
 



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