Le Petit Braquet
 
- Chronique n° 69 - Fanny Bullock Workman
 
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Georges Curtel

Coup de chapeau à

Fanny Bullock Workman

 

Fanny Bullock Workman

 

Fanny Bullock est née dans une riche famille demeurant à Worcester, dans l’Etat du Massachusetts, le 8 Janvier 1859. Elle était la fille d’Alexander Hamilton Bullock qui fut gouverneur du Massachusetts. Sa mère s’appelait Elvira Hazard, et son grand-père maternel, le colonel, Auguste George Hazard fut le fondateur de la Hazard Gunpowder Manufacturing Company, entreprise produisant de la poudre pour les armes à feu. Le privilège de la naissance dans une famille aisée permit à Fanny de faire des études, ce qui, pour une femme était encore fort rare durant la seconde moitié du 19ème siècle. Elle étudia à la fois aux États-Unis et à l'étranger, d'abord à Miss Graham Finishing School à New York, puis dans différentes écoles à Paris et à Dresde.

A 22 ans, Fanny Bullock épousa William Hunter Workman, un médecin de douze ans son ainé. Né à Worcester, en 1847, William Hunter Workman, diplômé en médecine de l’université de Harvard en 1872, semble avoir continué son cursus lors de voyages en Europe (Vienne, Heidelberg, Munich) et plus tard il sera systématiquement présenté comme physicien et chirurgien. Le couple eu un enfant, Rachel, née en 1884, qui devint plus tard géologue. Jusque là, l’existence des Workman est classique pour ne pas dire terriblement banale. C’est la vie typique et probablement ennuyeuse d’un jeune couple doté d’une situation sociale confortable mais un jour tout va basculer. Selon certaines sources ce serait pour des raisons de santé que le docteur Workman aurait cessé son activité et serait venu s’installer en Europe (Women Explorers of the Mountains de Margo McLoone).

Compte tenu des nombreux voyages et expéditions que vont entreprendre les époux Workman pendant plus de 20 ans, cette hypothèse parait peu crédible. William visiblement ne se sentait pas l’âme d’un praticien et il finit par quitter son cabinet médical peu après la naissance de sa fille, avec une grande envie de découvrir le monde et de voyager. On peut imaginer que ce destin tout tracé de médecin était trop étroit pour un homme qui voulait simplement vivre sa vie comme il l’entendait. C’est une décision murement réfléchie que prend William Hunter Workman. Il a tout préparé, tout organisé et à plus de quarante ans il est enfin prêt pour une vie trépidante et aventureuse. Sur ce point toutes les sources que nous avons pu consulter s’accordent, Fanny Bullock est comme lui, trop à l’étroit dans l’existence qui leur était donné et tout ce qu’ils vont réaliser désormais le sera en couple et en parfaite symbiose.

Fanny Bullock

1889, marque le début de leurs périples aux quatre coins du globe. Les Workman débarquent en Europe et s’installent de manière quasi permanente en Allemagne et plus précisément à Munich. Jusqu’en 1894, les voyages qu’ils effectuent, notamment en Italie ne font pas l’objet de publication et nous savons au final fort peu de choses sur leur vie durant cette période. Selon certaines sources, Fanny aurait accouché en 1892 d’un petit garçon prénommé Siegfried qui serait décédé l’année suivante de pneumonie. Il ne nous a pas été possible de confirmer cette information qui si elle vraie pourrait donner un sens différent à la soif de voyage qui va habiter le couple durant de longues années.

Après réflexion, ils conviennent que le meilleur moyen pour eux de découvrir le monde et ses richesses comme ils le souhaitent, est d’utiliser la bicyclette.

Faire du vélo, en cette fin du XIXème siècle, constitue une forme nouvelle et passionnante de transport, la seule permettant de voyager en totale autonomie. C’est cette liberté d’aller et venir à son rythme par le chemin que l’on choisit qui séduit les Workman. C’est d’ailleurs ce qu’ils déclarent en préambule de leur livre de voyage : Sketches awheel in modern Iberia.

« La nouveauté avait depuis longtemps disparu, mais la bicyclette était le moyen de transport le mieux adaptée à notre objectif, nous permettant une totale indépendance vis à vis de l'ensemble des contraintes habituelles du voyageur et ainsi traverser le pays à loisir, s'arrêter où et quand nous en avions envie. »

Pendant les dix années qui vont suivre, ils vont parcourir l’Europe, l’Asie, l’Afrique du nord à bicyclette, raconter leurs voyages et établir des itinéraires pour la petite communauté des cyclistes voyageurs.

Dans leurs esprits, il ne s’agit pas d’écrire des guides de voyage à proprement parlé mais plutôt de raconter leurs aventures dans un genre littéraire que l’on nomme à l’époque « les relations de voyage ».

« Ce n'est pas notre but de détailler un itinéraire fastidieux des distances et de l'état des chemins parcourus, ni de raconter tous les petits accidents qui ont eu lieu, ni de se poser en martyrs pour enthousiasmer en amplifiant toutes les épreuves, (il y en avait plein) , mais de donner nos impressions d'une partie de ce que nous avons vu de la nature, les gens, et de l'art Espagnol lors d'un voyage particulier qui offre des expériences que l'on rencontre rarement lors d'un voyage ordinaire. Parallèlement un cycliste intelligent trouvera une quantité considérable d'informations qui pourraient lui être utile, s'il devait faire un voyage similaire. »

Le premier voyage effectué par le couple à bicyclette fut un périple en Algérie comprenant également un bref passage en Tunisie. Ils embarquèrent à Marseille sur le paquebot « le ville de Bône » en direction d’Oran qu’ils atteignirent le 14 février 1894.

A la lecture de ce livre et également de celui consacré à leur périple dans la péninsule Ibérique, on s’aperçoit que les époux Workman ont déjà voyagé avant de se lancer dans pareille aventure. A de nombreuses reprises, ils font référence à l’Italie qu’ils semblent fort bien connaître et faute d’écrits particuliers à ce sujet, on peut se poser la question des moyens de locomotion qu’ils ont utilisé lors de ce précédent voyage.

« Ce fut un trajet merveilleux, tout au long des 81 kilomètres de ce premier après midi de pédalage entre Oran et Perrégaux. C’est probablement parce qu'il s’agissait de notre premier trajet en Afrique, car, à bien y réfléchir en dehors de cette nouveauté, il a été, très semblable à une promenade d’une demi-journée en France ou en Italie. »

It seemed a wonderful ride, that first afternoon run of eighty-one kilometres from Oran to Perregaux. That was probably because it was the first ride in Africa, for, when analysed, it was, except for being rather more novel, very like a half-day's spin in France or Italy.

L’itinéraire qu’ils ont choisi est le suivant : Oran, Perregaux, Affreville, Miliana, Blida, les Gorges de Chiffa et le Ruisseau des Singes avant d’atteindre Alger. De là ils continuèrent en direction de Menerville, Palestro et Bouira. Parvenus à Sétif, ils se dirigèrent ensuite vers Constantine en passant par Bougie, le Djurjura et le col de Tirouda. De Constantine ils prirent la route en direction de Batna, Lambesa, Timgad, El Kantara, Biskra, Sidi Okba, Gourbis, Tébessa avant de passer la frontière et de rejoindre Tunis et Carthage pour une visite de l’ancienne capitale Punique, détruite par les Romains en 146 avant JC.

Si les Workman se plaignent de ne pas avoir trouvé de cartes suffisamment précises pour construire leur parcours, ils sont par contre très agréablement surpris par la qualité des infrastructures routières qu’ils découvrent en Algérie.

« Les Français apprécient la valeur des bonnes routes, et depuis leur occupation de l'Algérie, ils ont consacré une attention considérable à la construction de moyens de communication appropriés entre les points importants. Merci à leurs efforts, l'Algérie possède un système de grandes routes qui se compare favorablement avec ceux des pays européens, en dehors de l'Angleterre, la France, l'Italie et la Norvège. »

“The French appreciate the value of good roads, and since their occupation of Algeria they have devoted considerable attention to the construction of proper means of communication between important points. Thanks to their efforts, Algeria possesses a system of highways that will compare favourably with those of European countries, excepting England, France, Italy and Norway.”

Et quand les routes sont bonnes et planes ; le couple progressent à une vitesse de 14 à 15 kilomètres par heure ce qui, compte tenu du poids des machines chargées de nombreux bagages, dénote des capacités physiques certaines. Par contre dès que le paysage devient valonné, la progression se fait plus difficile, le poids et l’absence de changement de vitesse obligent les Workman a pousser leur machine.

« La distance de Sétif à Constantine est de cent vingt-six kilomètres. Nous avons quitté Sétif à six heures du matin, et nous sommes arrivés à Constantine à cinq heures du soir. Les cent premiers kilomètres ont été accomplis en sept heures et quinze minutes, y compris les arrêts. Les vingt derniers kilomètres traversaient des montagnes, et le vent soufflait dans nos visages. Une heure a été prise pour le déjeuner et se reposer. La route était en assez mauvais état à cause des pluies récentes. »

“The distance from Setif to Constantine is a hundred and twenty-six kilometres. We left Setif at six o'clock in the morning, and arrived at Constantine at five in the afternoon. The first hundred kilometres were accomplished in seven hours and fifteen minutes, including stops. The last twenty were up hill, and the wind blew in our faces. An hour was taken for lunch and rest. The road was in rather poor condition on account of recent rains.”

L’accueil de la population qu’il s’agisse des Algériens ou des Français est en général bon mais les Workman constatent à leur dépend, que les campagnes Algériennes ne sont pas totalement sures. En effet dans les régions faiblement peuplées, toutes les habitations isolées ont pour se protéger des rodeurs, des chiens agressifs qui bien évidemment n’aiment pas beaucoup les bicyclettes.

« Lorsque nous approchons de fermes et d’habitations indigènes, les chiens se précipitent sur nous, parfois seuls, parfois à deux ou trois, aboyant avec fureur, claquant et montrant leurs dents de la plus effrayante des façons. Ces chiens sont hirsutes, maigres, ils ressemblent à des loups, avec de longs nez pointus et des yeux éclatants, et ils sont rendus plus sauvages encore en étant à moitié affamés. Les plus féroces sont tenus enchaînés ou muselés pendant la journée, mais par sécurité il ne faut jamais s'approcher d’une maison, sans être armé d'une canne robuste. Que nous serait-il arrivé si nous ne nous étions pas équipés de fouet à structure d'acier, il n'est pas difficile de le prédire. Pour le dire sans détour, nous serions rapidement devenus des patients pour le traitement Pasteur.»

“As we passed farmhouses and native habitations, the dogs would rush out at us, sometimes singly, sometimes in twos and threes, barking furiously, snapping and showing their teeth in a most threatening manner. These dogs are shaggy, gaunt, wolfish-looking beasts, with long, sharp noses and glaring eyes, are taught to be suspicious of strangers, and are rendered more savage by being half-starved. The most ferocious are kept chained or shut up during the day, but it is never safe to approach a house, unless armed with a stout cane. What would have happened to us had we not been provided with steel-cored whips, it is not difficult to predict. To say the least, we should speedily have become candidates for the Pasteur treatment.”

Malgré plusieurs attaques de chiens, rien ne décourage le couple qui continue sa progression, et qui découvre parfois des vestiges Romains qui semblent attendre là depuis des siècles. En 1895, la protection du patrimoine antique n’existe que pour les vestiges les plus prestigieux et pour des amateurs d’art comme les Workman, certaines de ces découvertes furent probablement des moments inoubliables.

« Parvenus à Lambesa, à onze kilomètres de Batna, en temps utile, nous nous sommes arrêtés pour inspecter les ruines romaines, composé du traditionnel amphithéâtre, des bains, de la basilique, du temple de Minerve, etc Le musée en plein air contient, outre les vestiges retrouvés à Lambesa, une partie des plus belles statues de Timgad. A proximité de Lambesa, nous traversons une autre ville dotée de ruines romaines, la dernière sur la route, qui est désormais entourée par des collines sombres... »

“Reaching Lambesa, eleven kilometres from Batna, in good time, we stopped to inspect the Roman ruins there, consisting of the usual amphitheatre, baths, basilica, temple of Minerva, etc. The open-air museum contains, besides the relics found at Lambesa, a number of the best statues from Timgad. A short distance beyond Lambesa, another town was passed with Roman ruins, the last on the route, which now wound over bleak hills...”

 

A lire les écrits du couple, on peut raisonnablement penser qu’ils furent les premiers à parcourir à bicyclette, certains routes ou pistes Algériennes.

« Le revêtement de pierres a cessé, comme l'ont fait tous les signes de la vie humaine sur la route. De temps en temps, nous apercevons une colonne romaine brisée ou un arc en ruine qui nous apporte la preuve que les Anciens ont trouvé cette terre hospitalière pour vivre alors que les gens d'aujourd'hui ne le font pas. Enfin nous avons vu des garçons arabes berger, que nous avons interrogés, mais ils nous ont souri d'une façon stupide à la mention de Timgad. Nous avons commencé à craindre que nous ayons raté la route, quand nous sommes arrivés à une maison habitée par un Français et son épouse arabe. »

« The kilometre stones ceased, as did all signs of human life upon the road. Now and then a broken Roman column or crumbling arch was sighted, which afforded evidence that the Ancients found this a fair land to live in if the people of to-day did not. At length we saw some Arab shepherd boys, whom we questioned, but they only smiled in a daft way at the mention of Timgad. We began to fear we might have missed the route, when we came to a house inhabited by a Frenchman and his Arab wife. From the former, who happened to be intoxicated, after he had recovered from his surprise at seeing us, we managed to glean the information that Timgad was ahead.”

Si les chiens et on le comprend fort bien, n’ont pas la faveur de Fanny Bullock, elle porte par contre une grande affection pour les chameau, qu’elle qualifie d’animaux paisibles, imperturbables, qui regardent passer les deux cyclistes sans esquisser le moindre mouvement. Elle fait un rapport amusant mais probablement très juste entre les chameaux et l’état des routes.

« Nos fréquentes rencontres avec cet animal tranquille, en lien avec le mauvais état de la route, nous a fait comprendre que nous avions atteint une terre où l'Arabe et son chameau pouvait probablement voyager avec plus de facilité que l'Américain avec sa bicyclette. »

« Our frequent meetings with this quiet animal, together with the bad condition of the road, made us realise that we had reached a land where the Arab and his camel could probably travel with greater ease than the American with his wheel.”

Les pluies et le vent rendent le voyage pénible et ralentissent considérablement les Workman. Le couple qui organise et planifie beaucoup de choses avant son départ a peut être mal renseigné ou il a simplement fait preuve d’un peu trop d’optimisme en débutant son circuit dès la mi février, période ou le climat est encore rude dans les régions montagneuses.

« Nous avons trouvé les dix derniers jours de Mars et la première moitié du mois d'avril, plus pluvieux que Février et la première quinzaine de Mars ne l’avaient été. »

“We found the last ten days of March and first half of April, more rainy than February and the first half of March had been. This is said usually not to be the case. “

« Après plusieurs jours de pluie nous avons quitté Khroubs pour Tebessa, via Guelma, où nous comptions passer la nuit. Le soleil brillait en début de matinée, mais les gens hochaient la tête dubitativement lorsqu'on leur a demandé s'il y avait une chance que les deux prochains jours demeurent ensoleillé. Le beau temps était d'une importance particulière pour nous en ce moment, avec un trajet de plus de deux cents kilomètres en deux jours, à travers un pays faiblement habité. Fréquemment les roues étaient tellement obstruées par la boue que nous étions obligés de les démonter et de les nettoyer avec des bâtons, ce qui nous a pris une beaucoup de temps. En deux endroits, la rue était coupée et nous avons dû porter les bicyclettes sur au moins une centaine de mètres. »

“After several rainy days we left Khroubs for Tebessa, via Guelma, where we expected to spend that night. The sun shone in the early morning, but people shook their heads dubiously when asked if there was a chance of the next two days remaining fine. Good weather was of especial importance to us just then, with a two days' ride of over two hundred kilometres, through a sparsely-inhabited country, on our hands... At short intervals the wheels became so clogged with mud that we were obliged to dismount and clean them with sticks, which operation took a good deal of time. In two places the street was so cut up that we had to carry the cycles a hundred yards or more.”

Ce premier voyage à bicyclette est, malgré les intempéries et les chiens, une réussite pour le couple qui très enthousiaste recommande sans ambages l’Algérie à tous ceux qui ont soif de découvrir de nouveaux horizons.

« Quand quelqu’un est blasé par des années de voyages en Europe, conseillez lui de visiter l'Algérie, il y trouvera de nouvelles émotions, des impressions fraîches, qui élargirons l'horizon de ses conceptions, et compléterons ses expériences. »

“When one has become blast‚ with years of European travel, let him turn to Algeria and he will find there what will give him new emotions, fresh impressions, enlarge the horizon of his conceptions, and supplement the experiences that have been elsewhere acquired.”

Dès leur retour en Allemagne Fanny et William prépare leur prochain périple tout en terminant la rédaction de leur premier récit de voyage Algerian Memories: A Bicycle Tour over the Atlas to the Sahara qui est publié en 1895 à New York et à Londres. Cette même année, ils effectuent une excursion à vélo de 3000 miles soit un peu plus de 4800 kilomètres à travers l'Espagne. Sur des vélos dotés de cadres en acier lourd et de pneus en caoutchouc plein, le couple effectue en moyenne 75 kilomètres par jour durant le printemps et l’été et cela malgré des bagages dont le poids varie entre 12 et 20 kilos.

Comme dans beaucoup d’autres pays européens à l’époque, franchir la frontière avec une bicyclette nécessitait le dépôt d’une caution qui n’était restitué à la sortie du territoire qu’à la condition de repartir avec sa bicyclette. Manière simple et efficace de protéger la production locale. Les routes espagnoles sont très variées, ils découvrent rarement le meilleur et hélas relativement souvent le pire, c'est-à-dire des voies quasiment impraticables.

L’itinéraire des Workman s’établit comme suit : Gérone, Barcelone, Montserrat, Tarragone, Valence, Alicante, Murcie, Albacete, Grenade, Malaga, Gibraltar, Algesiras avec excursion à Tanger et Tétouan au Maroc, Cadix, Xérès, Séville, Mérida, Cordoue, Tolède, Cuenca Aranjuez, Madrid, Escorial, Ségovie, Avila, Salamanque, Zamora, Valladolid, Burgos, Pampelune, San Sébastian, Irun. Il semble que leur véritable point de départ n’est pas été la frontière mais plutôt Port de Bou. De Perpignan, ils passèrent par Banyuls où ils arrivèrent le 31 mars 1895, avant de prendre le train à Port de Bou jusqu’à Figueras. De là, ils rejoignirent Gérone par la route. Le voyage dura au total 3 mois et demi.

L’accueil n’est pas toujours très hospitalier ainsi entre Figueras et Gérone, dans quelques villages, le couple fut accueilli à grands jets de pierre par des gamins désœuvrés. Il en sera également de même à plusieurs reprises dans la province de Murcie.

 

Finalement du matériel, qu’ils utilisent nous ne savons que peu de choses. Fanny Bullock Workman évoque the Boudard gear. Il s’agit d’un système dit « Epicyclic gearing » qui consiste en un système d'engrenage composé d'une ou plusieurs engrenages externe, ou satellites, tournant autour d'un engrenage central. Elle précise également que sur des routes correctes ils roulent à une moyenne de 15 à 18 kilomètres par heure. 3

Quand la route est trop pentue ou que tout simplement elle n’est pas bonne c’est une toute autre affaire ?

 

«De l'Escorial notre route traverse les montagnes de Guadarrama, dont le point culminant est le Pic de Penalara, avec une altitude d'environ huit mille pieds (2430 mètres). La route est praticable pendant seize kilomètres, puis elle devient raide, et nous devons pousser notre machine durant quatre bonnes heures jusqu'à ce que nous atteignons le sommet du col, le Puerto Navacerrade haut de 1850 mètres ».

«From the Escorial our route lay over the Guadarrama mountains, the highest peak of which, la Penalara, is about eight thousand feet? The road is rideable for sixteen kilometres, then becomes steep, and pushing one’s machine is in order for four good hours, till the Puerto de Navacerrade, the top of the pass, 6065 feet is reached”.

Chaque pays comporte des difficultés particulières qu’il est bien difficile de prévoir sans une connaissance préalable du terrain, mais rien ne semble devoir entacher l’envie du couple qui, quoi qu’il arrive, poursuit sa route à son rythme et selon le tracé qu’il s’est fixé.

« Nous avons roulé en direction de Barcelone par la route côtière, qui offre de beaux paysages. Le temps d’avril était froid, venteux, et pluvieux ; à deux reprises nous avons été obligés de nous réfugier dans des villes pour échapper à de violentes bourrasques de pluie venant de la mer. »

« Les crevaisons de nos pneus par des clous et des épines, ou plus souvent par de très fortes aiguilles d'une variété de chardon qui bordent les routes dans les provinces de l'Est, était une un problème presque quotidien, parfois cela est même arrivé deux ou trois fois dans une journée. »

“Puncture of our tyres by nails and thorns, or more often by sharp strong needles of a variety of thistle which bordered the roads throughout the eastern provinces, was a matter of almost daily occurrence ; sometimes this happened two or three times in a day.”

Les animaux constituent bien souvent un danger potentiel pour les cyclistes alors Fanny Bullock les observe attentivement et tire des conclusions à la fois pertinentes et surprenantes.

« Après le passage de la frontière espagnole, nous avons remarqué que les animaux rencontrés sur la route semblaient avoir plus peur de nous que cela n’avait été le cas en France, et plus nous sommes descendus au sud, plus ils semblaient effrayés. Il était évident que les cyclistes n’étaient pas une vision familière sur les routes de cette partie du pays. »

“After passing the Spanish frontier we noticed that the animals met with on the road appeared more afraid of us than had been the case in France, and farther south we went the more fear they showed. It was evident that bicyclists were not familiar sight on the highways of that part of the country.”

Comme en Algérie lors de leur précédent voyage, en dehors de l’anglais, le couple semble maitriser le français et il l’utilise prioritairement pour s’exprimer avec la population locale.

On découvre également que la bicyclette est un loisir en plein développement parmi les couches aisées de la population espagnole. Comme un peu partout en Europe, la pratique de la bicyclette est fortement empreinte des civilités habituellement en vigueur dans cette partie aisée de la population.

« Le cyclisme est devenu populaire parmi les classes supérieures en Espagne, qui s'impliquent dans des clubs, et encouragent personnellement toutes les questions relatives à elle comme un sport. A l'une des deux courses sur piste à laquelle nous avons assisté, nous avons été surpris par le nombre et la nature des spectateurs. Dans diverses parties de l'Espagne, mais surtout en Andalousie, Castille et Léon, nous avons reçu, de cyclistes qui étaient pour nous des étrangers, politesses et attentions qui ajoutent au plaisir et à l'intérêt de notre voyage. »

« Cycling has become popular among the better classes in Spain, who interest themselves in the clubs, and personally encourage all matters pertaining to it as a sport. At one of two races in the velodromes which we attended, we were surprised at the number and character of the spectators. In various parts of Spain, but especially in Andalucía, Castile and Leon, we received, from cyclists who were entire strangers to us, courtesies and attentions which added to the pleasure and interest of our trip.”

Par contre dans les couches populaires, la bicyclette demeure un objet de luxe, rare et que bien peu on eu l’occasion d’avoir entre leurs mains. Cela provoque parfois quelques désagréments au couple qui ne semblent malgré tout pas trop fâché de la tournure des évènements.

« Nous avions laissé nos vélos, que nous supposions solidement enfermés, dans la salle d'entrée, après que l'on nous ait assuré que personne ne les toucherait, de sorte que le bruit que nous avons entendu n'a pas causé une anxiété suffisante pour nous éveiller. Quand nous sommes arrivés pour mettre les bagages dans la matinée une des poignées du guidon a été retrouvé tordue autour et le frein endommagé. La cause du tumulte n'était pas évidente. Un certain nombre d'habitants de la ville avait été admis à voir ces curiosités, et comme jamais chose semblable n'avait été vue dans Jijona auparavant ; dans l'excitation qui s’en suivi ils avaient essayé de les monter avec le résultat décrit. »

“We had left our bicycles as we supposed securely locked up in the entrance room, having been assured no one would touch them, so the noise did not cause anxiety enough to awaken us. When we came to put the luggage on in the morning one of the handle bars was found twisted around and the brake damaged. The cause of the tumult was no evident. A number of the townspeople had been admitted to view these curiosities, the like of which had probably never been seen in Jijona before, and in the consequent excitement they had tried to mount them with the result described.” -(Jijona est une commune espagnole de la province d'Alicante, très connue en Espagne par sa production du touron, sorte de nougat de Noel, ndlr)

Les Espagnols sont peu habitués à voir des touristes et seuls les Français viennent, en voisin, leur rendre visite.

Les gens du pays nous ont pris presque invariablement pour des français, n'imaginant jamais que les représentants d'autres nations plus lointaines puissent voyager parmi eux. Leur idée d'un étranger semble être incarnée dans l'expression "Français". Lorsque qu'à plusieurs reprises, nous avons dit que nous venions d 'Amérique, ils nous ont regardé avec la même expression de crainte que si nous avions été des habitants d’une autre planète. Curieusement, plus tard dans le sud de la France, nous avons rencontré un certain nombre de cyclistes français, qui nous ont dit qu'ils avaient depuis longtemps l’envie de faire un périple en Espagne, mais qu’ils n’osaient tenter l’aventure de peur d'être attaqués par des brigands.

“The country people almost invariably took us to be French, never dreaming that the representatives of any more distant nation could be travelling among them. Their idea of a foreigner seems to be embodied in the term “Frances”. When told on several occasions that we were from America, they regarded us with very much the same awe-inspired expression as might have been called forth had we been inhabitants of one of the heavenly bodies. Curiously enough, later in the south of France we met a number of French bicyclists, who said they had long wished to make a tour in Spain but were afraid to venture from fear of being attacked by brigands.”

Le couple apprécie avant tout la liberté. Certes ce sont des bourgeois qui ne dédaignent pas le confort et certaines civilités mais les visites guidés ne sont pas leur tasse de thé. Ils considèrent qu’en voyageant en toute indépendance, ils parviendront plus facilement à connaître le pays et à transcrire à leurs lecteurs ; une description fidèle des réalités locales.

« Si nous en avions eu le désir, en faisant connaître nos plans et itinéraires au club de vélo de la première ville que nous avons atteint en Espagne, nous aurions sans doute pu avoir une escorte d'une ville à une autre durant toute la traversée du pays, mais nous avons préféré la liberté aux désavantages inhérents du voyage accompagné, donc nous n'avons jamais divulgué nos plans pour l'avenir, ni notre route, même à ceux qui se sont montrés sympathiques. »

“Had we so desired, by making known our plans and route at the bicycle club of the first city we reached in Spain, we could doubtless have had an escort from one city to another entirely through the country ; but we preferred freedom with the experience it might bring to trip under escort with its attendant disadvantages, hence we never disclosed our plans for the future nor route even to those who showed themselves friendly.”

 

Fanny Bullock Workman, qui sera plus tard un promoteur du droit de vote des femmes et des droits des femmes, est toujours curieuse de la condition féminine dans les pays qu’elle traverse. Ses idées féminines et féministes transparaissent parfois dans les remarques qu’elle fait ainsi que dans les questions qu’elle pose à ses interlocuteurs.

«Que diriez-vous statut de la femme? » - Avons-nous demandé.

« Le Prêtre dirige » fut sa réponse emphatique ... Je vous le dis, les prêtres gouvernent les femmes et à travers eux la famille, et donc ils ont la haute main en Espagne ».

“How about the position of woman?” we inquired. “Priest ridden” was his emphatic answer…I tell you the priests rule the women and through them the family, and therefore they have the upper hand in Spain.”

« Barcelone n'est pas un endroit agréable à visiter pour une femme à vélo, à cause du grand nombre de mécaniciens et d’ouvriers grossiers, que l’on trouve à tout moment dans les rues. A ce propos, une femme, même vêtue d’une robe classique, ne peut pas traverser seule une rue sans être grossièrement interpellée.»

Fanny, que l’on pourrait croire, compte tenu de son éducation, de son mode de vie et des idées progressistes qu’elle porte, à la pointe du progrès, demeure très conservatrice d'un point de vue vestimentaire. Elle utilise toujours une robe longue et elle n’adoptera jamais le pantalon refusant une mode pourtant plus sportive et pratique. Au lieu de cela, elle a toujours pédalé avec une jupe longue. On peut même ajouter qu’avec une théière suspendue à son guidon, elle était beaucoup plus proche du look très british de la période Victorienne que de celui des suffragettes dont elle soutenait pourtant les idées.

Comme pour leur précédent voyage, dès son retour le couple met en forme ses notes et publie le récit détaillé de ses aventures. La collaboration est étroite. Pour tout ce qu’ils entreprennent William et Fanny travaillent en symbiose mais il semble qu’en ce qui concerne l’écriture Fanny soit le maitre d’œuvre. C’est elle qui coordonne les notes de William et les siennes et qui procède à la mise en forme du récit.

De monastère en église, de palais en musée, l’ouvrage des Workman joue finalement son rôle de guide de voyage. Il évoque ici une tradition, là une spécialité culinaire et plus loin l’histoire d’une province où d’une ville. Durant toutes ces années, ce n’est probablement pas la publication de ses livres qui permet au couple Workman de subvenir à ses besoins et de financer ses nombreux voyages. On peut penser que malgré leur popularité, ils tirent l’essentiel de leurs ressources du patrimoine familial.

Après l’Afrique et l’Europe, les Workman poursuivent leur découverte du monde et ils choisissent l’Asie comme destination d’un nouveau périple à bicyclette. Le voyage se déroule sur deux années 1897 et 1898 et il permet au couple de traverser la Palestine, la Syrie et la Turquie pour parcourir ensuite les plaines indiennes de l’ouest : « à travers les villes et la jungle » comme l’indique le titre de l’ouvrage qu’ils publièrent peu après. C’est au total 14 000 miles qui furent avalés par les Workman sur leurs bicyclettes durant le voyage, soit plus de 22 500 kilomètres. C’est aussi que le couple découvrit de loin l’Himalaya et se prit de passion pour cette immense chaine montagneuse.

 

Après avoir parcouru 30 000 kilomètres à bicyclette dans les plaines d’Europe, d’Afrique et d’Asie, les regards du couple se portent vers les sommets enneigés où aucun deux roues ne pourra jamais les emmener. Comme ils l’ont parfaitement expliqué par ailleurs le vélo a été pour eux le moyen le plus approprié aux voyages qu’ils envisageaient. Désormais ce n’est plus le cas et la petite reine est remplacée par le matériel nécessaire aux expéditions en haute montagne.

 

En 1899, ils organisent une première expédition dans le Ladakh. L'année suivante, ils engagent le célèbre guide Suisse Matthias Zurbriggen pour les accompagner dans le Karakoram. En 1903, dans la même région et en compagnie de trois guides, ils gravissent le Chogo Lungma. En 1906 dans la région du Nun Kun, Fanny établit le record féminin d'altitude en réalisant la première ascension du Pinnacle Peak (6930 mètres). En 1908, ils explorent le glacier de Hispar et en 1912, lors de leur dernière expédition, le glacier de Siachen qui venait récemment d’être découvert. Professionnels de la montagne, ils auront en l’espace de 12 ans accompli 12 expéditions dans l’Himalaya.

 

 

 

Reconnue par ses pairs et honorée par plusieurs sociétés géographiques européennes (The Royal Geographical Society, the Royal Scottish Geographical Society…) pour ses contributions géographiques et cartographiques, Fanny Bullock aurait également été la première femme à donner des cours à la Sorbonne. Pour une féministe comme elle, cette reconnaissance n’a pas de prix, elle est une formidable victoire car elle ouvre des portes jusqu’alors fermées à d’autres femmes.

Les livres des Workman, comme beaucoup d’autres relations de voyage, fourmillent de détails qui aujourd’hui nous semblent inutiles, sur la nourriture, la qualité des hôtels, et les choses vues et entendues. Au-delà des qualités littéraires d’une narration structurée, l’énumération des coutumes, des lieux visités et de leur Histoire, nous renvoi à nos guides touristiques et nous rappellent que les Workman contrairement à nous vivaient dans un monde désormais révolu, celui du papier. On mesure ainsi le profond fossé entre ce monde ci et notre civilisation du multi média et de l’internet.

Durant toutes ces années les Workman ont laissé à ceux qui les ont rencontré l’impression d’un couple profondément uni qui partageait les responsabilités, l'organisation générale, la photographie, les observations scientifiques. Ce fonctionnement du couple où chacun apporte ses qualités et ses compétences, traduit les idées que Fanny partageait avec son mari sur le droit des femmes. Hélas parmi les alpinistes et les scientifiques Fanny Bullock Workman eut à souffrir du machisme ambiant et elle ne se priva pas de dénoncer cet « antagonisme des sexes » contre lequel elle se battit toute sa vie.

En 1917 le couple Workman s’installe dans le sud de la France, mais Fanny tombe rapidement malade. Elle ne se rétablira jamais et elle décèdera à Cannes le 22 Janvier 1925. Selon ses dernières volontés un legs important fut effectué auprès de 4 établissements américains d’enseignement pour les femmes.

Grande voyageuse, géographe, cartographe, exploratrice, alpiniste et féministe, Fanny Bullock-Workman est un personnage hors du commun. Certes son passage dans le petit monde de la bicyclette ne dura qu’une dizaine d’années mais durant cette période, les trois relations de voyage que le couple publia, grâce à la volonté et à la plume de Fanny témoignèrent du formidable potentiel d’évasion et de découverte offert par les deux roues. Elle montra avec son mari, que l’utilisation de la bicyclette était, sans nul doute, le meilleur moyen de découvrir le monde en toute liberté.

Fanny Bullock Workman

Fanny Bullock Workman : née le 8 janvier 1859 et morte le 22 janvier 1925

De Fanny Bullock Workman et William Hunter Workman -

Algerian Memories : A Bicycle Tour over the Atlas to the Sahara : New York: A.D.F. Randolph, 1895. Londres, T. Fisher Unwin, Paternoster Square.

1895 - Sketches Awheel in Modern Iberia : New York: Putnam, 1897. Réédition Nabu Press 2010 -

In the Ice World of Himalaya : Among the Peaks and Passes of Ladakh, Nubra, Suru, and Balistan. New York: Cassell, 1900.

Through Town and Jungle : Fourteen Thousand Miles A-Wheel Among the Temples and People of the Indian Plain. London: Unwin, 1904. Réédition Elibron Classics et également Adamant Media Corporation 2001

Ice-Bound Heights of the Mustagh : An Account of Two Seasons of Pioneer Exploration and High Climbing in the Balistan Himalaya. New York: Scribners, 1908.

Peaks and Glaciers of Nun Kun… A Record of Pioneer Exploration and Mountaineering in the Punjab Himalaya. New York: Scribners, 1909.

The Call of the Snowy Hispar : A Narrative of Exploration and Mountaineering in the Punjab Himalaya. London: Constable, 1910.

Two Summers in the Ice-Wilds of Eastern Karakoram : The Exploration of Nineteen Hundred Square Miles of Mountain and Glacier. New York: Dutton, 1917.

 

 

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