Le Petit Braquet
 
- Chronique n° 61 - Louis Nucera
 
 

Louis Nacera

 

Coup de chapeau à

LOUIS NUCERA

« Je suis venu au monde à l'ombre précaire d'une bicyclette suspendue entre ciel et terre. » a écrit Louis Nucera dans "Mes rayons de soleil", traduisant en mots simples mais gorgés de sens, ce qui, avec la littérature et l’amitié fut la passion de toute une vie.  

Journaliste puis écrivain, Louis Nucera fait partie de ces hommes et femmes qui ont beaucoup fait pour transmettre leur amour de la petite reine. Homme d'une profonde humilité, et d’une grande culture, Louis Nucera a toujours généreusement fait partager ses coups de cœur et ses moments d’enthousiasme. Le vélo, qui fut, avec sa ville de Nice, l’autre grande passion de sa vie, ne fût le sujet que de deux livres mais ils portent à chaque page l’amour immense de cet homme pour la petite reine et ses héros.

Né à Nice, le 17 juillet 1928, de parents d’origine italienne, Louis Nucera passera la première partie de sa vie, dans la vieille ville où il apprit le parler local, le nissart. A cinq ans, Louis a la douleur de perdre son père, Ange, âgé de seulement 33 ans, des suites d’une maladie attrapée durant la première guerre mondiale. La vie n’est pas rose tous les jours au n°9 de l’avenue des diables bleus. Baptistine, la mère de Louis travaille comme tricoteuse et elle sacrifie tout pour que son fils ait une situation. Toute sa vie, Louis vouera une dévotion immense à cette mère courage qui n’eut pas le plaisir de connaître les succès littéraires de son fils adoré. La bicyclette entre  très vite dans la vie du petit garçon et par la grande porte.

Lors du Tour de France, il assiste sur la Croisette à l’arrivée victorieuse d’un coureur du cru dont il deviendra plus tard l’ami, René Vietto.

« Tout commence vers la fin du mois de juillet 1934. Je viens d’avoir six ans : le pathétique entre dans ma vie. L’enfant n’attend pas l’âge de raison pour déraisonner.
Quelques jours auparavant, juché sur les épaules de mon oncle, j’ai assisté à une émeute…
Un champion cycliste en était la cause. Son nom ? René Vietto…
C’est de cette époque que date mon estime pour René Vietto et, à partir de celle-ci, ma passion pour le vélo et le sport cycliste. Au fil des ans, elle ne s’émoussera pas ; elle s’aiguisera. »

« Le roi René »

Louis Nucera

Ce fut le déclic. Il avait décidé, il deviendrait coureur cycliste mais ce n’est pas facile d’avoir une bicyclette quand on est pauvre et le jeune Louis va devoir patienter longtemps avant que sa mère et son oncle traminot ne se cotisent pour lui acheter une machine d’occasion.

« Petit à petit, j’en vins à me considérer comme souffre-douleur de l’existence puisque l’objet que je désirais par-dessus tout se dérobait obstinément. Les bonnes notes aux compositions ne suffisaient pas à gonfler le portefeuille familial : gonflement qui aurait autorisé la folle dépense.

Par chance, des songes heureux embellissaient mes nuits. Un vélo Hélyett (la marque de Vietto) m’attendait à la porte. Je l’enfourchai pour de longues randonnées ou plus exactement pour de sévères séances d’entraînement. En roulant, je mangeais des gâteaux de riz préparés par ma mère, grignotais des morceaux de sucre, buvais du thé léger. Je ne m’octroyais nulle pause. Je suivais les conseils du directeur de l’équipe Hélyett, André Trialoux. Je gravissais des côtes, surpassait la performance réussie la fois précédente. Je perfectionnais « la vitesse de jambe », la souplesse, en actionnant de petits développements. Je restais de longues heures en selle.

Las, le matin, le lit saccagé par de telles performances, j’ouvrais les yeux sur un cauchemar. Aucun vélo à cajoler ne m’attendait… »

« Le roi René »

Quand enfin la machine de ses rêves fut à lui, son oncle qui s’était beaucoup occupé de lui, au décès de son père, lui apporta des conseils pour s’entraîner et devenir un coureur cycliste. Il lui raconta les exploits des grands champions cyclistes du sud de la France et de l’Italie. Ces histoires faîtes d’épreuves et d’efforts magnifiques constituent la mythologie cycliste qui accompagnera Louis Nucera tout au long de son existence. Les demi-dieux ont pour nom Gino Bartali, René Vietto, Georges Speicher, Félicien Vervaeke, Fausto Coppi, Dante Gianello …

« Je lisais alors la page sportive du Petit Niçois et, quand mes fonds de poche me l’autorisaient, L’Auto : c’étaient des voyages organisés dans un monde de gloire et de souffrance…

Au marché aux puces, sur les quais du torrent (le Paillon) qui traverse Nice, j’avais trouvé, dans deux ou trois boutiques, des mines à plaisirs, des usines à rêves : c’était de vieilles collections du Miroir des Sports ou de Match.
Quelques sous économisés, et je me précipitais pour y acquérir ces hebdomadaires où l’on racontait les exploits des « forçats de la route » selon le mot d’Albert Londres…

A force de ronronner à la lecture de certains noms originaires de divers pays, à force de suivre les détails des itinéraires, j’apprenais la géographie. Quand aux comptes rendus des courses, l’émulation me poussait à en écrire d’imaginaires. (J’y gagnais l’habitude de rédiger et, par corrélation, des premiers prix en « composition française ».) »

« Le roi René »

La culture encyclopédique des grandes épreuves cyclistes qu’il affichera plus tard, tire sa source de toutes ses lectures adolescentes.

Sur la route, jamais Louis Nucera ne ressembla à ses idoles et les quelques courses auxquelles il participa, ne furent pas la révélation d’un grand champion mais plutôt le parcours besogneux d’un anonyme.

«  Grand père avait beau m’enduire les jambes d’embrocation, tapoter mes mollets au départ des courses, me conseiller, se poster en des lieux stratégiques afin d’applaudir à un foudroyant démarrage de son poulain, l’anonymat restait mon lot. Devais-je renoncer à tout parce que le mot vainqueur était trop éminent pour moi ? Fichtre non ! Mon trésor de foi demeurait intact. La compétition me boudait ? Tant pis ». 

Je sais d’expérience que je n’aurais jamais l’air d’un grimpeur, ces êtres d’exception qui frappent leur médaille de leur vivant. De là à renoncer aux séances de solfège qui, à force de répétitions, me permettent de hisser, vaille que vaille, mes soixante-treize kilos vers les sommets les plus rebelles, il y a un pas que je ne suis pas prêt à franchir.

« Mes rayons de soleil »

Dès 16 ans, certificat d’études en poche, Louis est contraint de travailler et hasard ou clin d’œil du destin c’est comme téléphoniste au Comptoir National d’Escompte, à l’angle de la Place Masséna qu’il débutera sa carrière professionnelle. Il y travaillera 14 ans et ne manquera jamais de rappeler que, Jean Giono lui aussi débuta sa carrière dans une agence de cette entreprise.

Pour l’instant, Louis Nucera travaille et subvient à ses besoins. Il ne satisfait que ses besoins matériels car pour le reste il s’ennuie ferme dans son travail et déjà, l’écriture le hante.

« Le jour, je soustrayais, additionnais, multipliais, divisais, classais, pointais, reliais, tamponnais, dactylographiais…Le soir, je lisais, écrivais, courais à la ville à la recherche de personnages dont je ferais mes délices. »
« Mes ports d’attache »

Certes, il ne deviendra jamais champion cycliste mais sa passion pour le vélo mais aussi pour le football, la boxe et le sport en général lui permet de devenir journaliste sportif. Ce n’est pas la fortune ni la célébrité qui frappe à sa porte car Louis Nucera commence comme journaliste bénévole pour le journal communiste Niçois « le Patriote de Nice et du Sud Est », pourtant c’est par cette petite porte qu’il va faire ses armes et se faire un nom. Le sport ne suffit bientôt plus à son appétit d’écriture. Il rédige des articles sur des artistes, des chanteurs ou des écrivains qui font escale dans sa ville. Cet investissement de tous les instants, associé à une plume vive, directe, sans fioriture finissent par payer et il devient, après de longs mois de bénévolat, journaliste officiel et rémunéré du Patriote.

Dès lors, au fil des rencontres, Louis s’attache l’amitié durable et profonde de nombreuses personnalités croisées à la faveur de ses activités journalistiques.

La rencontre avec le peintre niçois Raymond Moretti, lui aussi fils d’immigrés italiens, sera la première d’une longue série à se transformer en une longue amitié. Fidèle, Louis Nucéra aime partager ses coups de cœur et faire se rencontrer les personnes qu’il apprécie. Ainsi c’est lui qui présentera à Raymond Moretti, Pablo Picasso, Jean Cocteau et Joseph Kessel, les autres grandes figures tutélaires qui marquèrent sa vie.

Louis Nucera

 

 

 

1973, Photo prise à l’occasion de la sortie d’un documentaire diffusé à la télévision pour célébrer le 10ème anniversaire de la mort de Jean Cocteau. De gauche à droite : Georges Walter co réalisateur du film, Louis Nucera qui publie : « Cocteau, Moretti, l’âge du Verseau » et Edouard, fils adoptif de Cocteau.

 

 

 

Tout au long de sa carrière journalistique, d’autres rencontres exceptionnelles qui se mueront en amitié suivront : Georges Brassens, Henry Miller, Jacques Brel, Bobby Lapointe, Georgette Lemaire, les Frères Jacques, Claude Nougaro, Juliette Gréco, Félix Leclerc, Raymond Devos, José Giovanni, Lino Ventura, Alphonse Boudard, Romain Gary, Maurice Druon, Cioran …

Homme du peuple, homme de gauche, Louis Nucera souffrit terriblement d’avoir été abusé,  lorsqu’il comprit que l’idéal communiste, qui avait enflammé sa jeunesse, avait été détourné et combien les pays de l’Est opprimaient leur peuple au lieu d’être à leur service. La déception digérée, Louis ne baissa jamais les bras. Il n’oublia jamais le monde des gagnes petits dont il était issu. Il n’avait certes jamais vécu dans une grande misère mais les fins de mois avaient souvent été difficiles et il était arrivé de nombreuses fois à sa mère de faire le marché au moment de la fermeture afin de bénéficier de prix sur des lots invendus. Toute sa vie, il fit sienne la désormais célèbre apostrophe de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ». Homme gentil, affable, amoureux des mots et aussi  de la bonne chair, il avait, quand il était en colère la plume particulièrement acerbe. Pour avoir soutenu et légitimé, certaines atrocités des régimes totalitaires communistes, Louis Aragon en fit la douloureuse expérience.

En 1958, il fait la connaissance de Suzanne, une jeune niçoise, d’origine italienne, avec qui il va désormais partager sa vie. « J’ai vécu 42 ans avec lui et ce fut 42 ans d’amour  » a déclaré Suzanne Nucera, lors de l’inauguration de l’exposition « hommage à Louis Nucéra » qui a eu lieu du 17 décembre 2010 au 26 février 2011 à la Bibliothèque Patrimoniale et d’Etudes Romain Gary à Nice.

En 1964, Louis accepte la proposition de son ami André Asséo (producteur à France Inter, écrivain, et cinéaste), il quitte Nice pour le rejoindre au sein de la maison de disques Philips en qualité d’attaché de presse. Ses qualités et son investissement lui permirent au bout de quelques années de devenir responsable des relations publiques de la maison de disque.
Il resta au total treize ans chez Philips, continuant à se lier d’amitié avec des chanteurs de talent mais en gardant toujours une profonde distance avec les illusions et les artifices du show-biz.

Suzanne de son coté fait tout autant preuve de courage et de ténacité que Louis. A son départ pour la capitale, elle avait annoncé à ses amis niçois qu’elle deviendrait mannequin ce qui en avait fait sourire plus d’un et pourtant elle tint parole et fut mannequin durant 15 ans pour la maison DIOR. Tous les deux, entouré de leurs chats auxquels Louis vous une profonde admiration, partagent désormais leur vie entre leur appartement parisien et la ville de Nice où ils retournent chaque fois qu’ils le peuvent.

Enfin après un très, très long accouchement, Louis Nucera publie en 1970, son premier livre au titre prédestiné « L’obstiné ». Exigeant envers lui-même, il mit beaucoup de temps pour trouver ce qu’il considérait comme les mots justes pour ce premier livre. Joseph Kessel dira de cet ouvrage : « Ce livre est un cri de foi. Envers la vie. Envers l’homme. Envers l’acte d’écrire. »

L’année suivante, ce sera « Le greffier ». L’écrivain Louis Nucera existe maintenant aux yeux du public. Il est le peintre des humbles, des petites gens. Travailleur infatigable, il se lève chaque jour à quatre heures du matin pour écrire et continuer à faire son travail du mieux qu’il le peut.

Un soir de 1973, invité avec sa femme Suzanne, par son ami André Asseo, il rencontre un autre niçois désireux de fonder sa propre maison d’édition, Jean Claude Lattès. Le courant passe entre les deux hommes et Louis après bien des hésitations, accepte finalement le poste de directeur littéraire qui lui est proposé. Désormais, il peut lire et faire partager ses coups de cœur au public. Bien qu’ayant quitté l’école avec seulement le certificat d’études en poche, il est reconnu par ses pairs comme un homme d’une grande culture, curieux, ouvert sur le monde. Fin connaisseur de la langue française, il jugeait d’abord la forme avant le fond et il savait toujours discerner le vrai écrivain au-delà des effets de mode qui font et défont la réputation de banals assembleurs de mots.

Il raconte dans Mes ports d'attache, en 1994, comment il a été amené à croiser et à nouer parfois des liens d'amitié avec Joseph Kessel, Jean Cocteau, Emile Cioran, Vladimir Nabokov, Henry de Monfreid, Georges Brassens, Romain Gary, Jacques Brel, Alphonse Boudard, Antoine Blondin, Félix Leclerc... Il était pour Cocteau "le donneur de sang", pour Kessel "le cœur pur", pour Brassens, « l'honnête homme".

L’amitié avec Emile Cioran peut paraître surprenante tant la joie de vivre apparente de Louis Nucera contraste avec la noirceur sans faille des propos de l’écrivain roumain. Pourtant comme Cioran, Louis était d’un pessimisme absolu sur la condition humaine. Ils étaient tous deux profondément désespérés et c’est probablement pour cela qu’ils se comprenaient si bien.

Avec Georges Brassens, les liens étaient probablement d’une essence proche, car le chanteur était lui aussi un écorché vif qui maniait l’humour avec subtilité pour cacher sa tendresse et son désespoir. Admiratif de la langue utilisée par Brassens dans ses chansons ciselées comme de la dentelle, Louis le rencontra en 1954 et leur amitié dura jusqu’à la mort du chanteur.
J'étais à l'âge où il arrive que l'on ne sache pas qu'au nom de la liberté se fabriquent des tyrannies. [...] Que nota-t-il dans mes propos qui le poussa à me dire: "La seule révolution, c'est de tenter de s'améliorer soi-même en espérant que les autres feront la même démarche."»

D'abord déçu et surpris par cette remarque qui le pousse à se remettre en question et à se voir tel qu’il est, avant de s’attaquer aux injustices du monde, Louis Nucera ne tarde pas à la faire sienne et on peut dire, sans flagornerie aucune, que toute sa vie il chercha, avec modestie, à donner le meilleur de lui-même.

Louis NuceraComment, quand on a la chance d’être l’ami d’hommes et de femmes célèbres, et avec Louis Nucera, l’amitié ne fût jamais un vain mot ; comment peut on trouver le temps de se passionner pour le vélo ? Croire qu’il y a d’un coté la tête et de l’autre les jambes, c’est oublier que la bicyclette rapproche les hommes et que, comme tout un chacun, les écrivains célèbres ont eux aussi des passions simples et physiques. Ainsi, Vladimir Nabokov, Henry Miller et Emile Cioran étaient, eux aussi, de grands passionnés de vélo et ils trouvèrent en Louis Nucera, un fin connaisseur de la littérature doublé d’un interlocuteur aux connaissances bibliques et à la passion vélocipédique débordante et communicative. On peut raisonnablement penser que cet amour commun pour la petite reine eu sa part dans l’amitié entre ces hommes. André Asséo, dans la remarquable biographie qu’il a écrite sur son ami, cite Cioran, qui aurait écrit à des amis : 

« Mieux que personne, Louis Nucera a su tirer profit du double privilège du mouvement et du silence. Car il existe une sagesse de la bicyclette. »

Dans mes rayons de soleil, Louis Nucera évoque au travers de savoureuses anecdotes, la passion souvent méconnue de nombreux écrivains pour la bicyclette.

« Vladimir Nabokov donnant comme moment important de son existence sa première leçon de bicyclette :                             Oh, cette première bicyclette
                                               Sa splendeur, sa hauteur…
                                               Le silence de son pneu étanche !
                                               Les vacillements et les tortillements sur l’avenue verte
                                               Où les taches de soleil vous glissent sur les poignets…

Witold Gombrowicz évoquant une « expédition splendide, pleine d’une poésie difficile à exprimer car tissée de détails insignifiants »…Il venait du Boulou et se rendait à Banyuls. Cà et là, il descendait du vélo pour manger des oranges, des bananes et boire du vin… « Si bien que j’étais tellement ivre en arrivant à destination que je n’arrivais absolument plus à me rappeler comment on descend d’une bicyclette. Je me mis à tourner en rond sur place et à me casser la tête pour tâcher de découvrir comment immobiliser le vélo afin de mettre pied à terre. »

Tchekov s’émerveillant de l’engouement de Tolstoï pour le cyclisme et de l’ardeur qu’il mettait à le pratiquer alors que l’austère disciple de l’auteur de « Guerre et paix », Tchertkov, s’en irritait jusqu’à écrire : « Tolstoï monte à bicyclette. Ne se met-il pas ainsi en contradiction avec son idéal chrétien ».

Maurice Maeterlinck sautant sur sa bécane à Bruxelles pour foncer vers Paris et remercier Octave Mirbeau, dans son appartement du Trocadéro, d’avoir écrit un bel article sur son livre « les serres chaudes ».

Louis Nucera

 

C’est seulement en 1973 que Louis Nucera affichera véritablement son amour de la petite reine devant le grand public, lors d’un numéro de l’émission de Michel Drucker « Sports en fête » où pour répondre à la demande de l’animateur d’inviter le sportif de son choix, il choisira René Vietto. L’ancien coureur, taciturne et peu disert auquel Louis avait voué, dans sa jeunesse, une profonde admiration, trouva en Louis un homme capable de le comprendre au-delà du personnage en perpétuel représentation qu’il avait été durant sa carrière. De cette rencontre en découlera beaucoup d’autres qui aboutirent à un des plus intéressants livres de Louis Nucera : « Le roi René ».

 

Louis Nucera

 

Enfant, Louis Nucera s’était identifié à des champions cyclistes et probablement avait-t-il caressé quelques fois l’idée de devenir un authentique champion. Les courses auxquelles il participa et qu’il termina dans les profondeurs des classements, lui avaient très vite remis les pieds sur terre :

«  Le cœur gros, je l’avoue j’abandonnai le campionissimo de pacotille et ses chimères pour me vouer au cyclotourisme. A moi les routes en solitaire à travers les champs de lavande, les parfums d’eucalyptus, les buis, les fenouils d’honorable stature, les forêts, la boussole infaillible de la beauté et de l’effort sertie dans le guidon. »

Mes rayons de soleil.

Malgré un emploi du temps chargé, la passion demeura intacte et il continua toujours à suivre l’actualité du cyclisme et à s’intéresser aux nouvelles générations de champions. Ses rencontres avec Antoine Blondin étaient l’occasion d’échanges truculents et passionnés. Pas dupe des pratiques peu reluisantes du milieu, il était néanmoins furieux que la lutte antidopage se focalise sur le cyclisme, et qu’elle soit par contre beaucoup plus légère quand il s'agissait de football par exemple.

Chaque année, ce cyclotouriste émérite, trouvait le temps de parcourir 8 à 10 000 kilomètres. Il affectionnait tout particulièrement les routes de l’arrière pays niçois, qu’il explorait seul le plus souvent. Lorsqu’il demeurait en son domicile parisien, il appréciait les promenades en vallée de Chevreuse avec son ami Jacques Balutin ou avec Michel Drucker.

Après des années à côtoyer le strass et les paillettes, Louis Nucera éprouva au milieu des années 80, l’envie de respirer un peu d’air pur et de parcourir de grands espaces. Il se souvint alors de son grand père qui, en 1896, avait parcouru Nice-Lyon-Nice via Marseille, soit plus de 1000 kilomètres en six jours et qui de par cet exploit avait fait la une des journaux locaux. Le progrès technique, l’état des routes incitent, très vite, Louis à voir plus grand et petit à petit l’idée de traverser la France entière fait son chemin dans son esprit. Pourquoi ne pas refaire, à son rythme, le parcours d’un Tour de France, avec le souvenir des géants de la Grande Boucle dans sa musette. L’idole absolue de Louis Nucera était le grand Fausto Coppi, vainqueur du Tour en 1949 et en 1952.

« Lequel choisir ? C’est pour celui de 1949 que j’optai : il s’agissait de sa première victoire. Cette année-là, il avait aussi gagné le Tour d’Italie. L’exploit tenait du miracle. Nul, avant lui, n’avait réussi ce doublé. Les apologistes s’en donnaient à cœur joie. Un panégyrique faisait la courte échelle à l’autre. Les autels n’étaient jamais assez hauts.
De Paris à Paris, 4813 kilomètres, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme sur les vélodromes, comme typhons et tourbillons, y compris ceux de tous les lavabos de l’hémisphère Nord, tel se présentait le programme dont j’étais entêté. »

Louis démarra son tour de France le 6 mai 1985. Le périple dura 39 jours. De cette performance sportive qui est également un cri d’amour à la petite reine, il tira un livre « Mes rayons de soleil » A la fois, récit de voyage et odyssée joyeuse où se mêle avec bonheur, littérature, hymne à la beauté des paysages et histoire du Tour, ce livre nous offre la vision d’un homme serein qui a fait sienne une maxime découverte sur le fronton d’un estaminet Bruxellois : « Tout homme a droit à vingt quatre heures de liberté par jour ». Mes rayons de soleil obtint le Grand Prix de la littérature sportive en 1987.

En 1998, Louis Nucera publie ce qui sera le dernier livre dont il verra la sortie publique : « Ils s'aimaient.

Louis Nucera est décédé le 09 Août 2000, renversé par un chauffard, dans la zone industrielle de Carros (Alpes-Maritimes), alors qu’il parcourait à bicyclette l’arrière-pays niçois qu’il aimait par-dessous tout. Louis avait tendu le bras pour tourner à gauche et le véhicule qui le suivait, avait ralenti pour le laisser passer mais le suivant, lancé à pleine vitesse a déboité et l’a accroché au moment où il traversait la chaussée, le projetant à près de 30 mètres. Un assassinat pur et simple, comme il en survient régulièrement sur nos routes.

Il était conscient du danger qu’il y avait à rouler sur ces routes où la circulation est dense et où les cyclistes n’ont que la place que les automobilistes daignent leur laisser. Déjà dans « Mes rayons de soleil » il s’interrogeait sur l’avenir des amoureux de la petite reine :

« Une voiture m’avait frôlé. J’avais zigzagué et roulé sur l’herbe avant de retrouver l’équilibre. Comment ne suis-je pas tombé ? Certains jours, ces agressions dues à la sottise, à la méchanceté ou à l’inconscience sont courantes. Un véhicule chasse l’autre, comme on le dit d’un clou. Il est possible qu’un cycliste mette sa vie en jeu dès qu’il s’engage sur une route. »

Louis Nucera est mort sur son vélo et jusqu’au dernier instant il aura vécu avec sa passion pour la bicyclette chevillée au corps et au cœur. C’était un copain d’abord comme se plaisait à le chanter son ami Georges Brassens. Un Niçois, cœur fidèle. On peut apprécier ou non son œuvre littéraire, dont vous trouverez quelques larges extraits ci-dessous, mais force est de reconnaître que Louis Nucera fût un passeur, un de ces hommes qui consacre beaucoup de temps et d’énergie pour transmettre et faire partager ses envies, ses découvertes et ses coups de cœur. Toute sa vie, il a tenu ce rôle dans le domaine de la chanson et surtout de la littérature, réussissant à rendre belles et durables d’improbables rencontres. S’il n’a consacré que deux livres à la Petite Reine, ceux-ci sont exemplaires de son amour profond et absolu pour le cyclisme. Nous espérons que ce modeste hommage vous aura donné envie de découvrir et de lire ou de relire l’œuvre de Louis Nucera.

 

«L'effort librement consenti rend libre.»,

Louis Nucéra « Ils s'aimaient »

Louis Nucera

« Suzanne Nucéra nous a ouvert les portes de son « château », à l’improviste.
(Photo Richard Ray, août 2010) »,

une reportage de nice-matin

Depuis deux jours, nous recherchions Suzanne, désespérément. Et soudain, samedi soir, elle a décroché le téléphone, très étonnée. Rendez-vous était aussitôt pris pour le lendemain matin, dans ce quartier de Nice-est si cher au cœur et à la plume de Louis Nucéra(*).

Au seuil de l’appartement, à notre tour d’être ébahis : la veuve de l’écrivain niçois, Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, en 1993, nous ouvre tout grands ses placards !
Des trésors nous attendent : livres dédicacés par les plus grands écrivains, tous amis de Nucéra (Joseph Kessel, Romain Gary, Michel Déon, Jean Cocteau, Maurice Druon, etc...), des œuvres picturales de Raymond Moretti, son ami niçois de toujours, des cartes postales facétieuses de Claude Nougaro, des photos de son pote Raph Gatti, qui a photographié tant de stars, d’autres où il figure auprès des « copains d’abord », Georges Brassens ou Raymond Devos, Alphonse Boudard ou José Giovanni. Et on en passe.

C’est ce que Suzanne Nucéra nomme « mon château ». Un antre littéraire où elle tente, depuis des années, de mettre de l’ordre. Dans l’espoir que quelqu’un s’intéresse un jour à ses trésors.
Dix ans après le drame de Carros, parler de Louis fait toujours monter les larmes aux yeux de Suzanne. Deux amoureux d’outre-tombe, ces deux-là. « Il riait tout le temps, s’exclame-t-elle. Il s’était lui-même baptisé “ le pessimiste hilare ”... » Dans une petite pièce, elle nous ouvre deux dossiers, précieux autant que la prunelle de ses yeux.

Le premier renferme un cadeau pour des journalistes, une exclusivité, un scoop en somme, barbarisme anglais que l’auteur de « Chemin de la Lanterne », qui lui ouvrit les portes du Prix Interallié en 1981, aurait sans doute désapprouvé, lui l’amoureux de la langue française : dans l’immédiat après-guerre, Louis Nucéra poussait la chansonnette au Palais de la Méditerranée sous le pseudonyme de Louis Ceral ! Il a même écrit des textes de chansons...

« Fête a été son dernier mot... »
Des textes que son autre ami niçois, Francis Lai, auteur du thème du film « Love Story », aurait bien pu mettre en musique. Du reste, et c’est une autre révélation de Suzanne, l’auteur de « Avenue des Diables Bleus » travaillait à la veille de sa mort sur le compositeur, avec son complice Moretti pour l’illustration. C’est le second dossier qu’on découvre.

Avec les ultimes lignes écrites par Louis Nucéra, juste avant de s’élancer pour sa mortelle randonnée : « De la malédiction d’être un artiste dans un monde où de congénitales vulgarités ont force de loi, il a fait une fête. ». Comme dit Suzanne, « Fête a été son dernier mot... »

*Un pont « Louis-Nucéra » à été inauguré à Carros sur l’Estéron.

En savoir plus

Louis Nucera

« Louis Nucéra, l'homme-passion », André Asséo, édition du Rocher, 2006

Bibliographie

Louis Nucera a écrit 21 ouvrages. Il fut récompensé par de nombreux prix :
 
Prix littéraire de la Résistance pour Dora, paru chez Lattès en 1975;
Prix Interallié pour Chemin de la lanterne, chez Grasset en 1981;
Grand prix de littérature sportive pour Mes rayons de soleil, en 1987;
Prix Jacques Chardonne et prix Jean-Baumel pour le Ruban rouge, chez Grasset en 1991; Prix Fernand Méry pour Sa Majesté le chat, en 1992;
Grand prix de littérature de l'Académie française, en 1993, pour l'ensemble de son œuvre.

Autres livres de Louis Nucera :

« Le Roi René », en 1976 au Sagittaire
« Brassens, délit d’amitié » en 2001 reprenant un long entretien radiophonique réalisé en  1971 pour RTL

Louis Nucera

Publication posthume des « Contes du Lapin-Agile »

1977 :    Il écrit le scénario d’une série de 6 épisodes sur le monde du cyclisme pour la RTBF : « Les roues de la fortune ».

1987 :    Il est fait Chevalier des Arts et des Lettres.

1991 :    Avec Jérôme Tonnerre, il écrit le scénario du film d’Yves Robert « La Gloire de mon Père » d’après l’œuvre de Marcel Pagnol

Louis Nucera

1994 :    Officier de la Légion d’Honneur.

1996 :    La Ville de Nice lui décerne l’Aigle de Nice. Prix Pierre Mac-Orlan.

1999 :    Officier des Arts et des Lettres.

2000 :   Scénario du téléfilm « Jeanne, Marie et les autres » réalisé par Jacques Renard pour FR3 sur une histoire imaginée par André Asséo.
Ordre National du Mérite.

2002 :    Inauguration de la Bibliothèque Municipale Louis-Nucéra, Promenade des Arts, à Nice.

2005 :    Prix du Roman Populiste, décerné à des auteurs s’attachant à mettre en avant les « petites gens » et qui défendent des valeurs humanistes.

Le prix "Les Soleils de Nucera" est un prix littéraire lancé en 2002 par l'association «Lire à Saint-Étienne» pour rendre hommage à Louis Nucéra. Ce prix est remis chaque année sur le podium de la course cycliste Paris-Nice à l'étape de Saint-Étienne ou dans la "ville-étape" la plus proche. Il récompense un roman publié dans l'année, dont le thème fait une large place au vélo et dont l'écriture aurait plu à Louis Nucéra. Le prix 2011 attribué à Bruno Bayon pour Tourmalet (Grasset) lui a été remis le mercredi 9 mars sur le podium de "Paris-Nice" à l'étape de Belleville-sur-Saône.

 

Louis Nucera
Louis Nucera
Louis Nucera
Louis Nucera
Louis Nucera

 

 

Le comble fut atteint le soir de Noel où elle (la grand-mère de Louis, ndlr) découvrit l’apparition de bicyclettes dans la crèche. Elle n’en crut pas ses yeux. Paysans et bergers se rendaient à Bethléem en vélocipède ! Même, Gaspard, Melchior et Balthazar suivaient l’étoile en des trains dont l’Evangile ne faisait pas état. Pour me complaire, grand-père les avait affublés de casaques qui les apparentaient à des coureurs cyclistes. Il les avait rebaptisés. L’un se prénommait André, l’autre Antonin, le troisième Roger, à l’instar de Leducq, Magne et Lapébie, trois valeureux de haute pédalée. Une banderole portant l’indication ARRIVEE était tendue au dessus de l’entrée de la sainte étable.

  • C’est un outrage à la religion ! s’écria grand-mère,
  • J’ai voulu amuser le petit, prétexta son époux.
  • Deux fadas ! J’ai affaire à deux fadas s’entendit il répondre.

    Grand-père n’est plus…

  • J’ai voulu devenir champion cycliste, je n’ai pas réussi, mais je n’ai jamais renoncé au vélo pour autant, répétait-il, comme si nul ne s’était aperçu de sa constance.

Parfois, il grimpait, un arc-en-ciel planté dans sa musette. Il avait plu. Le firmament se faisait radieux pour lui. Il arrivait aussi qu’il consentît au repos. Il maraudait des fruits – les figues, quand elles se fendillaient et que le suc perlait, avait sa préférence – et s’allongeait dans un pré, le vieil Alcyon à portée de la main. Des merles et des lapins chahutaient dans les buissons, l’alouette grisollait, frémissante dans l’air, s’apprêtant à piquer, des sauterelles lissaient leurs pattes : il regardait.

  • Ce qu’il faut, c’est essayer de ne pas mener une existence trop hostile à nos désirs, disait-il. Laisse-toi envoûter par le silence. Ca vaut le coup. Les petits bruits du vélo ne le troublent pas. On y puise «émotion et réconfort.

L’observant, l’écoutant, je dressais, au fond de mon cœur, des autels à sa gloire.

  • Respire bien, un jour tu ne pourras plus.

De vive voix, tel fut son ultime conseil. Ce jour survint pour lui. Que virent ses yeux quand il prit définitivement congé de nous ?
Grand-maman aussi est parvenue au bout de sa course. Le destin lui laissa le temps d’inhumer son mari selon ses dernières volontés :

  • Je veux qu’on m’habille avec mes souliers et mon maillot de cycliste, mes bas à losanges rouges et noirs, mes guêtres, mon pantalon de golf, mes gants, et qu’on me coiffe de la casquette qui m’a protégé du soleil quoi qu’on prétende. Quant au casque colonial et au couvre nuque de ma jeunesse, qu’on les place sur mon ventre.

Du néant où il pénétrait, il nous adressait déjà un clin d’œil.

 « Mes rayons de soleil »

«C'est à ne pas penser que la pensée de l'homme s'use ; et c'est celui qui pense peu qui se prévaut de certitudes.»
« L'ami »

«Certains hommes atténuent les mauvaises impressions que l'espèce humaine nous inflige.»

« Les choses ont bigrement changé depuis les années où ma mère me tenait la main pour traverser l’avenue des Diables-Bleus. L’homme s’est promené sur la lune. Il greffe des cœurs, des hanches. Il s’expose au sida quand naguère quelques gonocoques se chargeaient d’effaroucher. On étale dans des livres ou sur des écrans ce que l’on osait confier à un calepin intime. On fait de la laideur et de la grossièreté des buts. On conchie la langue française ».

« Mes ports d’attache »

« Nous sommes dans une société du paraître. Nous sommes dans une société qui fabrique l'envie comme nulle autre depuis le commencement de la mémoire…
Aujourd'hui lorsqu'on arrête des jeunes qui balancent des cocktails Molotov contre des bus, ils confessent n'avoir eu aucune raison de commettre ce geste sinon le désir de faire parler d'eux. »

« Ils s'aimaient »Louis Nucera

« Quelle étape mes aieux ! A mi-Aubisque, Fausto Coppi, s’affranchissant de ses barreaux, quittait la volière. Derrière, les dos se voûtaient, les poumons flambaient, les cœurs s’affolaient. En haut, il précédait Apo et Lucien Lazarides de plus d’une minute.
Dans la descente il crevait. La volonté a aussi l’adversité pour fouet. Au faîte du Tourmalet, il était de nouveau en tête devant Apo Lazaridès. Où culmine l’Aspin, les deux champions roulaient de conserve. Dans Peyresourde, tandis que la canicule faisait gémir jusqu’aux roches, Coppi stoppait : boyau arrière éclaté. Quelques kilomètres plus loin, une voiture dans laquelle Charles Pélissier avait pris place heurtait le guidon d’Apo Lazaridès. Vélo en capilotade, l’ « enfant grec » s’écroulait, assommé. On craignit le pire. On le releva. Un spectateur lui offrit sa bicyclette. Elle n’était pas à sa taille ; tel un crabe sur une boîte d’allumettes, Apo repartait.
A Luchon, Jean Robic, 1,57 m, 56 kg sorte d’abrégé d’opiniâtreté et de panache, gagnait. Déjà, en 1947, après une échappée solitaire de 250 kilomètres il avait remporté l’étape Luchon-Pau. Les Pyrénées lui faisaient les yeux doux. Lucien Lazaridès parvenait au but en même temps que lui. Coppi était 3ème. Ensuite venait Brûlé, Cogan, Bartali, Apo Lazaridès et Vietto…

Pour le première fois de son histoire le Tour de France avait son médecin. Deux faits, entre tous, abasourdirent le Dr Mathieu : le courage et l’appétit des coureurs.
Au classement général, Coppi se trouvait à moins d’un quart d’heure du maillot jaune Magni. Falcheitner était 2ème. Comme chaque soir, il appela sa femme à Manosque, lui parla, s’adressa à son chien et exigea qu’il aboie au téléphone. C’était un rite. Il en sortait requinquer.

Comme chaque soir aussi, et plus encore au terme des damnations d’une étape de montagne, le bureau des pleurs était ouvert. Ulcéré et bourru, René Vietto racontait sa culbute sous le tunnel de l’Aubisque, et son fantastique retour aux premières places malgré ses blessures ; André Brûlé écumait contre les spectateurs qui l’arrosaient d’eau glacée : il toussait à fendre l’âme et envisageait l’abandon tant il souffrait du dos ; Apo Lazaridès pleurait : « j’avais enduré un martyre pour suivre Coppi malgré un cale-pied cassé et ce maudit accident m’a fait tout perdre ! Mais ça m’apprendra ! Je m’étais réjoui intérieurement quand Coppi avait crevé ! Ca ne se fait pas ! On est tous dans le même bagne ! » Bref, qu’ils aient le cœur calfaté ou l’esprit fragile, qu’ils soient voués à l’altitude tels des chamois ou torturés à la vue de la moindre bosse, tous avaient vécu une journée terrible. Seul, peut-être l’italien Alfredo Martini se montrait d’une placidité épanouie. Dans un bistrot, il avait pris une bouteille au hasard et en avait rempli son bidon. C’était du pastis. Goguenard, il se demandait comment il avait pu atteindre la ligne d’arrivée. »

Imaginez qu’on propose à des coureurs cyclistes qui, entre tous, savent ce que peiner veut dire : «Nous vous donnons de quoi vivre, mais abandonnez votre sport. »
Rares accepteraient le marché. En ces minutes, je suis comme ces êtres au maillot bariolé, au cuissard noir, qui continuent de pédaler alors que leurs jambes n’en ont plus envie, qui ouvrent leur bouche comme de malheureux poissons jetés sur la berge, qui, courbatus, les yeux rougis par la poussière des chemins, tyrannisés par la canicule ou le gel, cinglés par la pluie, tourmentés par la maladie ou une blessure, avancent avec des faces de suppliciés pur rallier leur but.

Le ciel est lumineux. Vélocipédiste fidèle, Maurice Barrès roula par là. Il rapportait : « Les trois compléments de la robe virile d’un adolescent sont : une montre, un fusil et un cheval, comme pour lui dire que les heures, les champs et l’espace, désormais, lui appartiennent. La bicyclette, dans les villes, s’est substituée au fusil et au cheval », concluait-il.
De 1896 à 1900, il tint un journal intitulé « Carnet d’un cycliste ». Il publia aussi, au cours des années 1890, dans l’ « Appel aux soldats », sa « découverte de la vallée de la Moselle à vélo ». Il racontait que « lors de sa campagne électorale, le baron Maurice de Rothschild avait promis aux instituteurs des bicyclettes et aux curés des chasubles ».
Par distraction, le bienfaiteur inversa les envois.

  • Nous allons changer ! s’écrièrent les maîtres d’école.
  • Ah, mais non ! ce qui est fait est fait, répondirent les curés.

A sa manière, comme s’il procédait par décret pour imposer sa loi quand bon lui semblait, Fausto, avec le profond sentiment de sa supériorité, venait de se jucher si haut que son exploit passait les espérances de ses fanatiques. En 137 kilomètres (clm), il avait distancé Marinelli et Laurédi de plus de 11 mn, Lazarides de 20 mn. Encore avait-il ralenti pour ne pas rejoindre Bartali – 2ème de l’étape- parti 12 mn avant lui. L’élégance était innée chez ce fils de « contadino ». Qu’ils aiment l’infatuation ou la provocation tel Robic, qu’ils soient en continuelle et divertissante représentation de leur personne comme Vietto, qu’ils n’ignorent rien de leurs faiblesses tout en s’appliquant à les masquer aux autres comme beaucoup, oui, tous poussaient leur refrain en forme d’éloge ;les germes de la polémique, les gemmes bidons des arguments spécieux s’enfouissaient dans le temps.
Derrière ses lunettes noires, le visage pathétique à force de maigreur, le bouquet du vainqueur posé sur le guidon de son vélo, Fausto souriait en faisant son tour d’honneur sur la piste de Nancy. Il avait roulé à 37,562 de moyenne. Le braquetemployé , 50x16, sauf dans le col du Bonhomme où il maîtrisa la pente avec un 47x19. Demain ce serait Paris ; l’arrivée au Parc des Princes où tout irait bien, à moins d’un accident.

Le moment est venu de se taire. Et de reprendre la route dès demain, toujours fureteur et attentif, surpris, enchanté ou attristé. Le spectacle du monde continuera bien un jour sans nous, mais puisqu’on y est, autant y puiser nos petites parts de volupté.

(Ce sont les dernières phrases du livre…)

Mes rayons de soleil

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